Stase et éclatement des barrières du temps
chez le personnage yourcenarien

- Claude Benoît
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Toutefois, cette mort initiatique de Zénon au cours de l’Œuvre au noir lui permettra d’atteindre « la pureté ascétique de l’Œuvre au blanc » quand il sortira de cette espèce de « défilé noir », comme on l’apprend à la fin du chapitre.

Un autre moment de stase, plus serein, se présente pendant le bain de Zénon sur la plage de Heyst, quand il a décidé de fuir Bruges et ses dangers et de prendre une barque pour s’exiler en Angleterre. Après une nuit où il dort sur la plage, à son réveil, il s’adonne à la contemplation de la mer et du roulement des vagues. Grâce au style indirect libre et à la focalisation interne, le lecteur connaît les pensées de Zénon. Celles-ci se concentrent sur la notion aléatoire de la durée temporelle et du calcul infini des nombres dans l’univers. Ne lui avait-on pas parlé de « myriades de siècles qui ne sont qu’un temps d’une respiration infinie » (MH, 334) ? Lorsqu’il prend conscience du peu de place qu’occupe une vie humaine dans le temps et l’espace incommensurables de l’univers, il se rend compte de sa petitesse et de l’insignifiance d’une vie humaine. Refusant la tentation du suicide, c’est à ce moment-là qu’il accepte délibérément sa propre mort :

 

Zénon calcula que le vingt-quatre février prochain, s’il vivait encore, il aurait cinquante-neuf ans. Mais il en était de ces onze ou douze lustres comme de cette poignée de sable : le vertige des grands nombres émanait d’eux. Pendant plus d’un milliard et demi d’instants, il avait vécu çà et là sur la terre, tandis que Vega tournait aux alentours du zénith et que la mer faisait son bruit sur toutes les plages du monde. Cinquante-huit fois il avait vu l’herbe du printemps et la plénitude de l’été. Il importait peu qu’un homme de cet âge vécût ou mourût (MH, 334-335).

 

De même, on peut constater qu’à nouveau, si le personnage revit en mémoire les bribes de son passé, c’est par cette rupture des mesures du temps, cette pulvérisation des cloisons temporelles : « il revivait maintenant trop souvent des moments révolus de son propre passé, non par regret ou par nostalgie, mais parce que les cloisons du temps semblaient avoir éclaté » (MH, 339).

Plus tard, incarcéré sur l’accusation et le faux témoignage d’un jeune moine infirmier qui le secondait à l’hospice, Zénon passe son temps à attendre l’acte d’accusation. Il ne se trouve pas dans la même situation que Julien Sorel, condamné à la guillotine car sa vie dépend encore des résultats de son procès. Il serait plus proche de Meursault, le personnage de L’Etranger [21], quand, enfermé dans sa cellule, dans l’attente de son procès, il perd progressivement la notion du temps. Pour combler le vide de ces moments de stase, comme Zénon, il recourt à ses souvenirs et dresse des inventaires de plus en plus longs. Mais le temps n’a plus de mesure : « Lorsqu’un jour, le gardien m’a dit que j’étais là depuis cinq mois, je l’ai cru, mais je ne l’ai pas compris. Pour moi, c’était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma cellule et la même tâche que je poursuivais » (MH, 119).

Quant à Zénon, fatigué de tant d’arguties, il se réfugie dans ses souvenirs et retrouve son calme. Bref moment de stase, assurément, au cours duquel rêve et réalité se confondent. L’apparition soudaine d’un jeune garçon dans sa cellule le transporte dans le temps jusqu’à sa mission en Laponie et sa relation amoureuse avec la dame de Frösö, Sign Ulfsdatter. Ce triste enfant vêtu de noir, d’une dizaine d’années, lui ressemblait mais n’était pas lui. « Se pouvait-il que ce jet de semence, traversant la nuit, eût abouti à cette créature (…) ? (…) Si cela était, il avait partie liée, comme il l’avait d’ailleurs déjà par ses écrits et ses actes ; il ne sortirait du labyrinthe qu’à la fin des temps » (MH, 280-281).

Finalement, lorsqu’il s’ouvre les veines dans sa cellule et reprend son destin en mains pour reconquérir sa liberté face à ses gardiens, à la loi qui interdit le suicide et aux autorités ecclésiastiques qui le condamnent au bûcher, il atteint la troisième phase du Grand Œuvre, l’Œuvre au rouge (Opus rubeum), qui se réalise dans un extraordinaire moment de stase, celui qui précède immédiatement sa mort. C’est alors que le médecin, libéré de toute attache, connaît l’ultime jouissance d’une épiphanie sonore et lumineuse qui annonce la mort attendue et désirée : « L’immense rumeur de la vie en fuite continuait : une fontaine à Eyoub, le ruissellement d’une source à Vaucluse en Languedoc, un torrent entre Ostersünd et Frösö se pensèrent en lui » (ON, 442). Au concert des eaux ruisselantes s’unit la féerie des couleurs de la vision lumineuse, conjunctio oppositorum, qui accompagne Zénon au moment de son entrée dans l’autre vie :

 

Tout était nuit. (…) Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita en lui ou en dehors de lui, saigna sur la mer. (…) la sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit. (…) Mais toute angoisse avait cessé (ON, 443).

 

Pour Zénon in aeternum, l’éternité, « C’est la mer allée avec le soleil » [22].

 

Nathanaël ou la fusion cosmique

 

Le dernier personnage de cette étude, Nathanaël, est désigné comme «°un homme obscur », ni ignorant ni lettré, qui s’embarque pour le Nouveau Monde, croyant avoir tué un ivrogne qui tentait d’abuser de Janet, sa petite fiancée. Il mène une vie aventureuse suivant les caprices du hasard [23] puis revient à Greenwich quelques années plus tard. Ce jeune garçon, un peu boiteux et poitrinaire, s’engage comme correcteur dans l’imprimerie de son oncle à Amsterdam. Son union avec une belle juive prostituée et voleuse lui donne un enfant, Lazare, puis il tombe malade et s’évanouit, seul dans la rue, mais une femme charitable le recueille, le soigne et l’emmène dans la demeure de ses maîtres, M. Van Herzog, et sa fille, Mme D’Ailly. Il finira ses jours dans une île frisonne où ceux-ci l’ont envoyé pour surveiller leurs propriétés pendant quelques mois.

 

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[21] Albert Camus, L’Etranger, Paris, « Folio plus », 1996, pp. 80-81.
[22] Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1946, p. 133.
[23] Il s’embarque sur un navire en partance pour la Jamaïque, puis sur une frégate de guerre anglaise qui échoue sur une île. Recueilli par une famille, il s’unit à Foy, leur fille malade, aide aux travaux des champs et il s’initie au respect de la nature animale et végétale. Lorsque Foy décède, il regagne l’Angleterre puis Amsterdam, où après de nombreuses épreuves, il entre au service des Van Herzog. Envoyé comme gardien de leurs biens dans une île de la Frise, il y meurt, seul mais en pleine fusion avec les éléments qui l’entourent.