Stase d’écrit, stase d’écran.
Avant-propos

- Philippe Ragel et Sylvie Vignes
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Deux textes de littéraires ouvrent le premier thème. Celui de Michel Bertrand s’intéresse au roman Certainement pas dans lequel Chloé Delaume construit un récit de vies qui se conforme dans son expression aux règles du Cluedo. Reproduisant l’alternance entre phases actives et phases statiques inhérentes au jeu, l’écriture du texte procède de manière systématiquement interruptive, en une sorte de mise en abyme de la pratique autofictionnelle de Chloé Delaume. Etudiant l’écriture narrative de Le Clézio, le texte de Jean-Marie Kouakou montre quant à lui qu’elle est continûment traversée par un discret courant poétique. Des moments apparemment statiques y sont animées de l’intérieur par une durée et une temporalité propres qui en font des apocatastases : le narratif s’y régénère ainsi, alors même qu’il s’agit de pauses narratives. Dans une perspective un peu voisine mais relativement au septième art, le texte d’Antony Fiant s’intéresse ensuite à l’univers poétique et envoûtant du cinéaste Apichatpong Weerasethakul, plus particulièrement à une séquence de Cemetery of Splendour (2015), analysée ici dans ses partis pris esthétiques comme dramaturgiques, ouvrant le récit sur une forme de suspension à caractère onirique proche, selon l’auteur, de ce que Jean-Paul Civeyrac nomme des « épiphanies cinématographiques ». A la faveur de trois figures, celle du puisatier, du taupier et du randonneur, rapportées au film d’animation Le Petit Hérisson dans le brouillard (Youri Norstein, 1975), Patrick Barrès montre pour sa part comment les régimes plastiques par fragments « froids » ou « chauds » comme les indices de matérialité ouvrent sur des formes de distensions poétiques qui « inquiètent le voir », instance indéterminée et fragile. Viennent ensuite trois textes qui interrogent la nature profonde de ce que pourrait recouvrir l’état de stase littéraire. Se demandant comment définir la stase dans le récit de voyage – dont la nature est justement d’être discontinu et dont le but est la contemplation –, Nathalie Solomon étudie tout particulièrement le cas particulier de Stendhal. Dans Mémoires d’un touriste, l’interruption est omniprésente au point de déterminer une tonalité, un rythme qui définissent l’œuvre ; la pause y correspond à des moments d’exception où le raconteur s’oublie lui-même pour se perdre dans ce qu’il contemple. En suivant, l’analyse de Anicet Modeste M’Besso s’intéresse à Hyperrêve et Eve s’évade d’Hélène Cixous, œuvres dans lesquelles une intrigue principale et un temps fictionnel se trouvent sans cesse suspendus par des récits secondaires. Les multiples suspensions y apparaissent comme une sorte de respiration nécessaire à la narration, conférant ainsi à la stase une fonction vitale. Enfin, partant d’une phrase-clé issue de L’Arbre du Pays Toraja, Dominique Bonnet montre que l’attente narrative qui s’installe dans les textes de Philippe Claudel est en quelque sorte double. La stase est présente dans l’attente de la mort mais aussi dans son deuil postérieur, et bien loin de paralyser la narration, elle l’étire vers son but final, le retour à la création cinématographique. Pour clôturer ce premier thème, deux textes relatifs à la stase filmique. Celui de Federico Pierotti qui s’intéresse au cinéaste portugais Miguel Gomes, et plus particulièrement aux formes de regard à l’œuvre dans ses films, dont Tabou (2012) où stase et suspension le disputent à la ligne narrative pour construire un régime temporel complexe qui mêle une réflexion sur la mémoire collective d’une histoire coloniale et la place qu’y occupent les images du XXe siècle. Enfin, le texte de Vincent Souladié qui porte sur Terence Malick dont l’œuvre laisse supposer une véritable culture de stase, notamment à la faveur de ces événements esthétiques qui, chez lui, font « suspens » par effets de fulgurances et d’hiatus. Pour s’en convaincre, il n’est que de remonter au origines nous dit Vincent Souladié, à La Ballade Sauvage (Badlands, 1973), et plus exactement à une de ses séquences où, déjà, des inserts arbitraires d’éléments naturels, si chers au cinéaste par la suite, se manifestent pour inquiéter voire différer la résolution attendue du drame.

S’agissant du deuxième thème qui concentre toute son attention sur le propre du « suspens poétique », trois études de littéraires l’inaugurent. Celle de Jean-Paul Dufiet s’intéresse tout d’abord à la pièce de Jean-Luc Lagarce J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, illustrant une tendance actuelle du genre dramatique : la pièce de théâtre statique. La stase due à l’absence d’action est ici accentuée par la parole surabondante et intarissable des personnages. Vient ensuite l’étude d’Anne-Lise Blanc qui montre comment, dans Le Tramway de Claude Simon, les stases expriment souvent tout à la fois fluctuations de la mémoire, inexorable progression du temps et bienfaits d’une station qui inspire au narrateur devenu disponible un sentiment d’extase. La stase est ainsi une sorte de passerelle qui accorde expérience et poétique de la suspension et qui conduit à éprouver les exaltantes potentialités de l’entre-deux. Enfin l’analyse de Claude Benoît qui s’intéresse aux moments où, dans Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir et Un homme obscur, l’action ralentit ou cesse complètement après ou durant une suite de péripéties, voyages, aventures, responsables de l’accélération du rythme narratif. Durant ces périodes de stase, qui constituent les vrais moments forts du récit, les personnages yourcenariens découvrent leur place dans l’univers. Cinq textes sur le suspens filmique prolongent ensuite ce thème. Placé sous le signe du tissage intermédial, tout d’abord le texte d’Adèle Cassigneul qui sonde « l’action silencieuse du monde » à l’œuvre dans les haïkus filmés du cinéaste Abbas Kiarostami (Five, 2003) comme dans les travaux photographiques et autobiographiques de Virginia Woolf dont l’écho résonne dans son seul texte sur le cinéma convoqué ici en miroir de ce « moment d’être » que la chercheuse explore et feuillette. Chiara Tognolotti et Laura Vichi proposent ensuite de revisiter deux films de Jean Epstein à la lumière de ce que le cinéaste nommait la « photogénie du sacré ». C’est au traitement visuel et sonore du paysage que s’attachent ici les deux chercheuses, à sa qualité suspensive qui élève le drame des hommes au plan symbolique et sacral par l’entremise du jeu formel cinéstasique cher à l’auteur du Tempestaire. Sophie Lécole Solnychkine, pour sa part, revient sur les films de Jeff Nichols dont les constructions dramatiques, à la différence de Terence Malick par exemple, pourraient laisser supposer qu’elles ne sont en rien stasiques. Ce serait sans compter ses plans qui font trouée, ou son geste filmique qui souvent se suspend, mettant « en déroute » le marquage dans le genre, si présent dans ses films, au profit d’une réflexion sur le temps et les forces de la nature. C’est au motif de la « ville-désert » cher à Gilles Deleuze que le texte de Benjamin Thomas ensuite s’intéresse. De René Clair à Antonioni, d’Ozu à Hitchcock, de Kurosawa au photographe Daguerre, l’auteur propose une longue réflexion sur ce qu’il nomme la « parcourabilité » des espaces urbains dont la nature suspensive ne laisse pas de révéler une qualité profondément mortifère. A Àngel Quintana revient la tâche de refermer l’ensemble de ces contributions avec un long texte sur les approches stasiques si représentatives des pratiques de création du jeune cinéaste catalan Albert Serra. Cette étude se présente aussi comme une réflexion sur les images de la postmodernité aux prises avec les mythes de la culture populaire au tournant de la révolution numérique. Elle s’inscrit naturellement en miroir de l’entretien que nous a accordé le cinéaste lors du colloque et que nous publions en complément de ces actes.

Pour conclure, permettons-nous une dernière remarque à propos, une fois n’est pas coutume, du visuel qui sert d’illustration à notre publication. Dans cette image tirée du film Les tortues volent aussi (Bahman Ghobadi, 2004), il y a : du spéculaire (il s’agit d’un reflet), du renversement, du flottement, de la vibration, de l’hydrique, et un événement chromatique : le bleu. Autant de composantes à valence suspensive dont l’ensemble des textes que nous présentons ici saura, nous n’en doutons pas, prolonger l’écho au-delà des frontières admises.

 

Remerciements

 

Les textes que nous publions ici ressortissent au colloque international « Stase d’écrit, stase d’écran, poétique du suspens narratif » que nous avions organisé à Toulouse à l’automne 2018 dans le cadre des activités scientifiques du laboratoire de recherche PLH (Patrimoine, Littérature, Histoire, Université Toulouse–Jean Jaurès). Cette manifestation était soutenue par le Département de Lettres modernes, Cinéma et Occitan, l’UFR Lettres, Philosophie, Musique, Arts plastiques et Arts de la scène, le laboratoire LLA CREATIS et la SFR (ESPE Midi-Pyrénées). Sans oublier l’aide sans faille de la librairie Ombres blanches et de La Cinémathèque de Toulouse qui permit d’accueillir dans les meilleures conditions nos deux invités, l’écrivain belge Michel Lambert et le cinéaste catalan Albert Serra (rétrospective partielle de son œuvre à La Cinémathèque). Deux textes que nous publions ici témoignent, s’il en est besoin, de la manière dont ils ont « joué le jeu » et fécondé le débat : la nouvelle inédite de Michel Lambert et le long entretien qu’Albert Serra nous a accordé à La Cinémathèque de Toulouse. Nous tenons à chaleureusement les en remercier. Nos vifs remerciements vont aussi à tous les services communs de l’université et bien sûr à tous nos contributeurs spécialistes de cinéma et de littérature, français comme étrangers, dont les textes que nous présentons ici nourriront de la plus belle manière, à n’en pas douter, cette « poétique du suspens narratif » à l’œuvre dans les régimes de stase propres aux arts de l’écrit et de l’écran.

 

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