Un monde de l’art où l’on catche :
Grégoire Bouillier vs Sophie Calle

- Marie-Jeanne Zenetti
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résumé

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Fig. 1. G. Bouillier, L’Invité mystère, 2004

Fig. 2. G. Bouillier, L’Invité mystère, 2004

Fig. 3. S. Calle, « Prenez soin de vous », 2008

Fig. 4. S. Calle, « Prenez soin de vous », 2007

Cela commencerait comme un feuilleton à rebondissements, qui se déroulerait dans un univers impitoyable : non pas celui des magnats texans du pétrole de la série Dallas, qu’évoque régulièrement Grégoire Bouillier dans Le Dossier M, mais celui du monde de l’art contemporain parisien. Il y aurait de l’amour et de la haine, une première rencontre ratée, des retrouvailles inattendues, des réussites fulgurantes, des trahisons et des vengeances, des lettres jamais envoyées et d’autres laissées sans réponses. Sauf qu’en prime tout serait vrai, ou presque, et que les personnages seraient identifiables à des figures connues de la scène artistique et littéraire, hissant la chronique people et ses plaisirs populaires au rang autrement plus légitime, ou prétendu tel, du roman à clé et des mondanités culturelles.

En 2004, l’écrivain Grégoire Bouillier publie L’Invité mystère [1]. Il y raconte comment il a rencontré Sophie Calle, lors d’un de ses « rituels d’anniversaire » dont rendent comptent plusieurs accrochages et un livre (Le Rituel d’Anniversaire, dans la série Doubles-jeux [2]). Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard, après s’être recroisés par hasard, qu’ils entament une relation amoureuse, en partie mise en scène dans la vie artistique et médiatique. Elle se conclut de façon fracassante sous la forme d’une exposition, Prenez soin de vous, présentée à la Biennale de Venise en 2007, où Sophie Calle expose un mail de rupture signé « G. », glosé, avec une bonne dose d’ironie, par une centaine de femmes dont l’artiste a rassemblé les « interprétations » [3]. Dix années plus tard, nouveau rebondissement : Grégoire Bouillier publie un volumineux récit autobiographique, Le Dossier M, réglant au passage ses comptes avec une certaine « S. », avec le milieu auquel elle appartient, et avec l’exposition, décrite comme une vengeance et un lynchage artistique [4].

Voilà donc pour l’histoire, telle qu’on peut, du moins, la reconstituer. Elle est banale : un homme et une femme se rencontrent, deviennent amants ; il la quitte ; elle se venge ; il réplique. Ce qui l’est moins, c’est la, ou plutôt, les formes sous lesquelles ce récit de soi s’élabore, publiquement et à plusieurs voix, dans le dialogue qui s’établit entre des œuvres littéraires et une exposition, mais aussi au-delà d’elles.

Il va de soi qu’on peut apprécier le travail des deux artistes sans déchiffrer le jeu d’allusions réciproques qui s’élabore d’une œuvre à l’autre, et que l’intérêt de leur démarche excède très largement celui du ragot mondain. Mais le texte de Bouillier, que ce soit lorsqu’il raconte son expérience d’invité mystère ou quand il dévoile les coulisses de l’exposition de Calle, initie un dialogue qui excède les limites du livre proprement dit et invite à la circulation entre des œuvres impliquant des supports et des régimes sémiotiques différents. C’est en ce sens qu’il peut être intéressant de relire ce feuilleton amoureux et artistique en le considérant sur le mode du dispositif, tel qu’il a été théorisé par Philippe Ortel. Celui-ci le conçoit comme un agencement d’objets combinant trois dimensions : une dimension matérielle, impliquant une combinaison d’éléments et de supports ; une dimension pragmatique, engageant une série d’effets ; et une dimension symbolique, liée aux représentations, aux informations et aux valeurs véhiculées par le dispositif [5]. La lecture proposée ici, qui s’organise selon ces trois dimensions matérielle, pragmatique et symbolique, s’appuie également sur une perspective critique complémentaire pour penser la notion d’image de soi, empruntée aux travaux de Jérôme Meizoz sur la notion de posture [6]. Elle propose d’envisager, au-delà des œuvres proprement dites, le dispositif de représentation et de performance d’eux-mêmes en tant qu’artistes, en tant qu’amants et en tant que couple élaboré conjointement par Sophie Calle et Grégoire Bouillier, dispositif qui engage aussi bien des textes et des images publiés sur différents supports que des apparitions médiatiques. Au croisement de la littérature et de l’art contemporain, il s’agit d’interroger ce passage de la représentation de soi à une performance qui excède les limites traditionnelles de l’œuvre, qu’elle soit écrite ou exposée, en brouillant sur le mode autofictionnel les frontières entre réalité et fiction.

 

Scénographies d’une passion malheureuse

 

L’Invité mystère s’ouvre sur la mort de Michel Leiris [7] : manière d’inscrire le texte dans le projet autobiographique de son auteur, initié avec un premier livre, Rapport sur moi, paru deux ans plus tôt [8], et de placer le récit sous le patronage d’une écriture de soi pensée comme « tauromachie ». Le nom de Sophie Calle apparaît dès les premières pages du récit, quand une ancienne amante, non nommée, téléphone au narrateur après plusieurs années de silence, pour l’inviter à la fête qu’une « artiste contemporaine » organise chaque année pour son anniversaire et où figurent, en plus d’un nombre de convives correspondant à son âge du moment, un « invité mystère » [9].  Le narrateur accepte de jouer ce rôle qui donne son titre au livre et qui initie, dès la couverture (fig. 1), un dialogue avec le travail artistique de Calle [10], à qui il dédicace son texte. Inquiet du cadeau qu’il lui faut apporter, il se décide, dans un potlatch dont les motivations restent obscures, pour « [u]ne très grande bouteille de vin et la plus grande et la plus chère [qu’il puisse] trouver » [11]. Mais la soirée ne se déroule pas comme il l’avait imaginée : les retrouvailles avec son ancienne amante sont embarrassées, la rencontre avec Calle fugace, et personne ne s’aperçoit de la valeur de son cadeau, dont Bouillier découvre, horrifié, qu’il ne sera pas bu, mais rejoindra la collection de l’artiste pour être exposé [12].

Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’il rencontre à nouveau Sophie Calle : elle l’a oublié, mais a lu et aimé Rapport sur moi, publié entretemps. Trois jours après, elle lui annonce qu’elle a retrouvé la bouteille à la cave et l’invite à la partager. La scène de séduction ouvre sur une ébauche d’histoire, et le livre se clôt sur une complicité à la fois amicale et artistique, puisque les deux dernières pages sont occupées par des photographies représentant l’exemplaire du Rituel d’anniversaire corrigé de la main de son autrice [13], ainsi que la fameuse bouteille (fig. 2) : les derniers mots du livre sont ainsi constitués, sous la forme du copyright, par le nom de l’artiste créditée comme photographe et par la date des retrouvailles.

Mais ni Sophie Calle ni Grégoire Bouillier ne sont de grands spécialistes du happy end amoureux et la belle histoire ne s’arrête pas là. Lors de la 52e Biennale d’art contemporain de Venise, en 2007, Sophie Calle représente la France avec une exposition scénographiée par Daniel Buren (fig. 3), qui rencontre un succès d’envergure et confirme la renommée internationale de l’artiste. Elle s’intitule Prenez soin de vous, en référence aux derniers mots d’un mail de rupture, qu’une centaine femmes, à son invitation, ont tenté d’interpréter à sa place [14]. Elle est ensuite présentée à Paris, à la BnF, en 2008 : des écrans sont installés sur les tables, des photographies accrochées aux rayonnages, des textes exposés sur des lutrins, chaque invitée utilisant le langage propre à sa profession (psychiatre, juge, joueuse d’échec, artiste, etc.) ou à son statut pour « disséquer » et « épuiser » la lettre. Elle-même reproduite, elle constitue la clé de voûte du dispositif d’exposition. Les dernières lignes du mail figurent même sur l’affiche et sur la couverture du catalogue, accompagnées d’une signature réduite à une initiale : « G. » (fig. 4).

 

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sommaire

[1] G. Bouillier, L’Invité mystère, Paris, Allia, 2004.
[2] S. Calle, Le Rituel d’Anniversaire (livre II), dans Doubles-jeux, Arles, Actes Sud, 1998. Sophie Calle, Rituel d’anniversaire (1981-1992), série de 15 vitrines comprenant divers objets personnels.
[3] S. Calle, Prenez soin de vous, Arles, Actes Sud, 2007.
[4] G. Bouillier, Le Dossier M, Livre 1 et Livre 2, Paris, Flammarion, 2017 et 2018.
[5] Philippe Ortel en donne pour exemple une émission télévisée : elle « suppose une scénographie spécifique (I), visant elle-même l’immersion du spectateur (II) et, par ce biais, la transmission de valeurs ou d’informations (III), même dans le cas d’un simple divertissement » (« Vers une poétique des dispositifs », dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation, II, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39).
[6] J. Meizoz, Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Editions, 2007 ; La Fabrique des singularités : postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011 et La Littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine, 2016.
[7] « C’était le jour de la mort de Michel Leiris », L’Invité mystère, Op. cit., p. 7.
[8] G. Bouillier, Rapport sur moi, Paris, Allia, 2002.
[9] « Je fermais les yeux en l’écoutant. Il s’agissait de l’anniversaire de la meilleure amie de son mari, celui qui était finalement devenu son mari et le père de sa fille, oui, chaque année Sophie, c’était son prénom, « une artiste contemporaine » me précisa-t-elle avec des guillemets dans la voix, j’en avais peut-être entendu parler, mais si, Sophie Calle, celle qui suivait les gens dans la rue, bref, cette amie, m’expliqua-t-elle, invitait à chaque de ses anniversaires un nombre de gens correspondant à son âge plus un « invité mystère » censé incarner l’année qu’elle allait vivre et elle avait été chargée cette année-là d’amener le mystérieux convive et elle n’avait pu refuser et elle avait alors pensé à moi et eut de nouveau un petit rire et c’était l’unique raison de son appel » (L’Invité mystère, Op. cit., pp. 14-15).
[10] A la page 18, Grégoire Bouillier cite un extrait du Rituel d’anniversaire, dans lequel Sophie Calle explicite son entreprise, sous la forme d’un encart grisé qui apparente la citation à une reproduction photographique du livre, sur le modèle des autres documents et extraits d’ouvrages reproduits dans la suite du livre.
[11] Ibid., p. 35. Il s’agit d’une bouteille de Margaux 1964 qui coûte « plus que le prix de [s]on loyer » (Ibid., p. 36).
[12] Ibid., pp. 52-57.
[13] Ibid., p. 109.
[14] « J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. /C’était comme s’il ne m’était pas destiné. /Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous. /J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre. /J’ai demandé à cent sept femmes - dont une à plumes et deux en bois, choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. /L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. /La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. / Parler à ma place. /Une façon de prendre le temps de rompre. A mon rythme. /Prendre soin de moi » (texte reproduit dans le catalogue, S. Calle, Prenez soin de vous, Op. cit).