Territoires autobiographiques –
récits-en-images de soi

- Olivier Leplatre et Philippe Maupeu
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Fig. 1. W. Orpen, Self-portrait, 1910

Fig. 2. W. Orpen, Ready to start, 1917

L’autoportrait du peintre irlandais William Orpen, tableau conservé au Metropolitan Museum de New York, date de 1910 environ (fig. 1). A priori, rien de moins narratif que ce portrait. Le peintre s’y présente le regard ombré par son chapeau melon, en redingote beige, gilet moutarde, nœud papillon noir sur col blanc. Dans sa main droite, à la place de la palette, une paire de gants du même jaune que le gilet ; dans sa main gauche, à la place du pinceau, une baguette de bois noueuse, tenue entre le pouce et l’index comme une baguette de sourcier pointée – est-ce une ironie ? –, vers ce que l’on suppose être une bouteille de scotch aux deux-tiers vide fermée par un bouchon de liège, dans le coin inférieur gauche de la toile, au premier plan [1]. Les stores vénitiens, superpositions irrégulières de lamelles d’un beau vert bouteille, sont irrégulièrement relevés, laissant filtrer une lumière blanche, à l’épaisseur de chaux, d’une pâte vermeerienne, sur le rebord de la fenêtre. A travers les carreaux se devine peut-être une campagne vert pâle, sous un ciel blanc de craie. Mais à vrai, dire, cet assemblage de carreaux blancs et verts donne surtout à voir la matière picturale, sa pâte étalée en aplats crémeux, dont la petite fiole qui étincèle sur le rebord de la fenêtre contiendrait l’essence, une condensation de la matière picturale dans le cristal d’une nature morte hollandaise. La trame verticale qui fait le fond de l’image se projette sur le sol, dans un damier de carreaux eux aussi verts et blancs. Image surcadrée, composée, architecturée par le T renversé formé par la fenêtre centrale et le rebord horizontal blanc. A l’intérieur du miroir au cadre doré et guilloché, dont le relief est rendu par de petits croisillons jaune paille, Orpen a effacé tout ce qui renverrait à la fabrique picturale – il a pour ainsi dire retiré les échafaudages et nous donne à contempler la fresque : bien fermement campé sur ses pieds, centré sur les trois baies vitrées au fond de la petite pièce, il se regarde, s’affronte du regard en un air de défi, baguette en main, comme le cocher ou le dompteur de sa propre image. Posture jouée, sur-jouée même, de la maîtrise [2].

Mais ce portrait en pied, dans le cadre du miroir (c’est la magie du motif, depuis les flamands, Robert Campin, Van Eyck ou Memling), suggère la force de sollicitation du hors champ. Dans le bas du tableau, sur le sol, s’étalent en fait les instruments du peintre (chiffon et pinceaux, et peut-être ces bouteilles d’essence et d’alcool renferment-elle aussi les vernis où le peintre puise la lumière). L’ordre agencé au sein du cadre est dérangé par ce que l’on devine du bric-à-brac de l’atelier. A mieux y regarder, la taille des pinceaux étonne, et celle des flacons, si on les compare à celle du peintre ; le sol gris sur lequel repose le miroir, à l’évidence, n’est pas celui de la pièce où se tient le peintre ; s’agit-il même d’un sol ? Plutôt un rebord, une tablette, un dispositif de socle surélevé, qui expliquerait le point de vue en légère plongée et les jambes graciles et courtes du peintre. Impression étrange, tout compte fait, d’une distorsion d’échelle entre le visage et le corps du peintre, et les objets déposés sur le pourtour du cadre, les flacons, la bouteille en équilibre, et ces lettres, cartons, cartes enveloppes, disposés tout autour, coincés entre le miroir et le mur sur lequel elles sont accrochées, comme les traces d’un récit lacunaire et discontinu. Image dans l’image : il y a plutôt distorsion qu’homologie entre l’espace représenté ou « énoncé » par le miroir et le lieu de son énonciation. Les aplats de peinture carrés, losangés et rectangulaires savamment agencés dans le miroir s’étoilent et se dispersent, s’ouvrent en une multitude désordonnée de cartons, d’enveloppes, de papiers de couleurs pastel. Sur certains cartons se devinent quelques mots presque effacés, peut-être un nom, une adresse, un timbre. Persistance du texte au sein de l’image ? Disons plutôt une sollicitation narrative de l’image par le texte.

Que nous racontent ces bribes d’écritures illisibles, ces bouteilles renversées, cette petite pièce en désordre (désordre dont Orpen nous montre ostensiblement qu’il le cache, vue à la dérobée de l’arrière-boutique artiste et bohême d’un iconographe officiel) ? Que nous raconte Orpen de lui-même à travers cette image ? Quel récit de vie trame-t-elle ? Le peintre-dompteur ne tente-t-il pas de rassembler ces fragments narratifs dans une image composée ? Doit-on voir là à l’œuvre, mise en scène au cœur du tableau, une dialectique du récit fragmentaire de soi, épars et confus, et de l’image qui en conjurerait la dispersion dans une représentation plastiquement orchestrée ? Alors nous croyons saisir dans cette tentative de se rassembler, de se ressembler, la réponse de l’artiste à une vie tourmentée par l’émeute des soucis du quotidien, les quittances, les pense-bêtes, les obligations, un penchant maudit pour la bouteille où le peintre sourcier puise son génie. L’image nous déporte vers une fiction que l’on qualifiera d’autobiographique, car elle suppose chez Orpen l’intention de produire, d’une manière allusive, diffractée, indirecte, un récit-en-image de lui-même : William Orpen, peintre académique irlandais, iconographe officiel de la première guerre mondiale, chevalier commandeur de l’ordre de l’Empire britannique. Et l’on tente d’ajuster cette litanie de titres et la kyrielle de portraits sinistres de généraux, de colonels, et de présidents qui encombrent l’Imperial War Museum de Londres avec ce tableau lumineux et la rêverie narrative à laquelle il invite. « L’image, dit Grojnowski, est médiatrice de fable » [3].

Existe-t-il une autobiographie qui ne soit l’entrelacs d’un texte et d’un sujet aux prises avec lui-même, avec son énonciation emportée par la fuite d’un récit ? Y aurait-il un récit de soi sans écriture ? L’autorité exclusive du textuel, dépositaire historique de l’intention autobiographique, laisse-t-elle de la place à d’autres lieux, à d’autres corpus, à d’autres langages ? La question peut paraître incongrue tant l’image ou plutôt les images saturent aujourd’hui le champ de la représentation de soi et s’imposent avec la même force, c’est-à-dire avec le même trouble, que les textes. Pour une grande partie de la tradition critique cependant, l’autobiographie doit avant tout rester sur ses terres, par quoi elle définit son identité : elle est un certain régime d’écriture qui, sinon à perdre son âme, exclut ou marginalise la possibilité, l’occasion des images. L’image a-t-elle voix au chapitre ? L’autobiographie ne sort-elle pas de son territoire quand elle fait entrer le flot des images, hétérogène et plus ou moins incontrôlable et donc plus ou moins inquiétant, y compris pour la conscience critique ? Il faut aux genres des frontières bien établies, un corps propre d’autant plus rassurant que l’autobiographe cultive les incertitudes du moi et brouille les pistes de l’identité.

L’on peut choisir de maintenir voire de protéger l’autobiographie en un seul territoire, et ainsi renforcer les contours textuels de son statut générique. Or, précisément, l’autobiographie est appelée par son projet essentiel, le vertige d’un sujet en quête de son récit, à repousser ses limites, à assouplir ses critères formels et à accueillir tous les signes où reconnaître les appels de soi et le leurre de cette fascination. En son désir originaire et en son intention profonde, elle est une irrésistible demande d’images dont le texte n’est après tout peut-être qu’une des modalités, une des virtualités graphiques. Entre les tracements de l’écriture et du dessin dans les manuscrits de Stendhal, qui peut dire quel trait est premier, quel trait lisible ou visuel tire l’autre ?

La production des images, où le moi moderne démultiplie ses figurations tout autant que ses défigurations et par lesquelles il aventure son récit, jette sur la pratique et sur l’histoire critique de l’autobiographie un autre regard. Des images, de toutes sortes, de toutes natures, de toutes origines, imposent leurs présences, souvent indépendamment du texte, sans affaiblir la position de l’autobiographie dans le paysage des genres : elles traduisent au contraire le fond de son geste et de son engagement. On entendra en ce sens cette phrase de Barthes, dans l’une des pages de son Roland Barthes par Roland Barthes : « L’effort vital de ce livre est de mettre en scène un imaginaire » [4]. Prenons le pari que l’inscription de l’image et sa prise en compte, loin de dénaturer l’autobiographie, du moins la clarté de sa définition, viennent au contraire reprendre son questionnement et qu’à travers le rapport de proximité et d’éloignement du visible et du lisible se jouent les opérations de prise et de déprise, d’approche morphologique de soi et d’égarement qui caractérisent les tentatives de mise en récit personnel.

 

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[1] L’autoportrait de 1917, Ready to start (Londres, Imperial War Museum, fig. 2), alors qu’Orpen est peintre officiel de l’armée britannique, joue sur le contraste entre les éléments de tenue militaire dont est affublé le peintre (le casque à jugulaire) et, bien en évidence au premier plan, la rangée de bouteilles (alcool, eau de Seltz) dans une composition qui rappelle l’autoportrait du MET.
[2] Chez un peintre comme Orpen, qui cochera toutes les cases de la réussite et des honneurs académiques, les autoportraits sont la partie la plus intéressante de son œuvre : il y montre un véritable goût de la « composition », au sens théâtral autant que pictural, bien éloigné de l’aspect compassé de ses portraits et scènes historiques.
[3] D. Grojnowski, Usages de la photographie, Paris, José Corti, 2011, p. 203. Nous étendons à l’image figurative la proposition de Grojnowski qui parle de l’« image photographique ».
[4] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1975, p. 109.