L’épreuve de la dissemblance :
Stendhal et Sebald

- Aurélie Moioli
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Fig. 6. W.G. Sebald, Schwindel. Gefühle, 2000

Fig. 7. W.G. Sebald, Schwindel. Gefühle, 2000

Fig. 8. W.G. Sebald, Schwindel. Gefühle, 2000

Fig. 9. W.G. Sebald, Schwindel. Gefühle, 2000

Les photographies de Beyle et les réflexions sur l’image du premier chapitre de Vertiges résonnent avec le récit-en-images de soi que livre ensuite le narrateur. Nombreuses sont les surimpressions dans l’œuvre et il faut lire les photographies dans l’écho de celles qui précèdent puisque l’autobiographie se fond dans la biographie (par exemple, à l’échelle du récit, le narrateur, comme Beyle, voyage dans le Nord de l’Italie, est malade et a de la fièvre qui provoque en lui des visions, notamment un sentiment de vertige face aux gouffres [31]). Les images de Vertiges témoignent elles aussi d’un jeu de défiguration et de dissimulation de l’identité du narrateur. En outre, le récit rapporte la perte des papiers d’identité du narrateur : les hôteliers du lac de Garde ont probablement égaré son passeport, ce qui contrarie son voyage en Italie. Le narrateur souffre ensuite d’un problème de reconnaissance thématisé dans le texte et les photographies. Il s’agit constamment de faire « établir » et de « prouver [s]on identité » [32], de la certifier conforme. Le narrateur fait refaire son passeport et une attestation au commissariat – deux documents officiels qui sont photographiés. Mais le document perd sa valeur de preuve à cause de la rayure noire qui entrave le visage et qui rappelle l’œil pirate de Beyle (fig. 6). A l’inverse du papier d’identité, la photographie signe la dissemblance de soi : l’identité est barrée, rayée, incertaine. Ce large trait noir se retrouve, à l’horizontal, dans l’attestation d’identité (fig. 7). La rayure efface le prénom : on ne peut lire sur la photographie que « SEBALD W », ni Winfried, ni Georg. Le « je » se définit dans la biffure, il se montre et se cache dans cette signature problématique où s’établit, dans le jeu et l’incertitude, l’identité du narrateur et de l’auteur. La photographie scelle un étrange pacte autobiographique où le nom propre et le visage sont dissimulés. Sur le passeport, le nom propre n’apparaît pas distinctement, on ne peut que le deviner dans la ligne serpentine de la signature. La défiguration et la dissimulation dans Vertiges sont ainsi le fruit d’un jeu graphique : la rayure sur la photographie et la signature illisible. Le jeu sur l’onomastique se poursuit dans le récit puisque le narrateur usurpe l’identité de deux autres personnages : un certain « M. Doll » et « Jakob Philipp Fallmerayer ». La multiplication joueuse des noms propres participe du vertige de l’identité. Sebald partage avec Stendhal le goût du pseudonyme, de la dispersion et de la dissémination du nom propre qui ébranle le principe central du pacte autobiographique défini par Ph. Lejeune [33]. Cette poétique du nom propre qui engage une politique de l’identité n’a cessé d’être travaillée par Jacques Derrida [34]. En choisissant le nom de « Jakob Philipp Fallmerayer », le narrateur sebaldien s’inscrit dans le sillon d’un orientaliste autrichien du XIXe siècle qui a critiqué le conservatisme bavarois et l’hellénisme européen, qui s’est inscrit en dissidence de l’histoire officielle dominante et d’autre part, il joue avec la photographie de son visage rayé, à la faveur d’un jeu de mots « en plus d’une langue » (Derrida) : Fall-me-rayer. Entre le texte et l’image et dans leur écho, l’identité joue ainsi de divers biais. Loin d’être un simple jeu, cette poétique intermédiale porte une réflexion existentielle : l’identité emprunte les voies du détour et du mouvement pour se formuler.

Le titre original de l’ouvrage fournit un indice de cette partie de cache-cache avec soi-même qui se perd en traduction. En choisissant Schwindel. Gefühle, Sebald sépare deux mots qui forment habituellement un mot composé en allemand : Schwindelgefühle signifiant étourdissement, littéralement sentiment de vertige, que traduit le titre en français Vertiges. La décomposition du mot par Sebald introduit une ambiguïté en allemand parce que Schwindel peut signifier vertige mais aussi mensonges (histoires, bobards), tromperie, escroquerie. De plus, en décomposant le mot, le titre fait apparaître deux majuscules (les noms communs portent des majuscules en allemand) qui correspondent aux initiales de l’auteur : le S de Sebald et le G de Georg. Outre qu’on peut y voir une « affirmation discrète de [l’]autorité » [35], ce titre est un programme cryptographique pour le récit-en-images de soi. L’identité est vertigineuse parce qu’elle se cache dans des graphies variées et dans des jeux de lettres. Ce geste est commun aux deux autobiographes : leur vie s’inscrit dans des signes cryptés. Les dernières photographies du chapitre consacré à Beyle en sont un indice supplémentaire. Il s’agit du cryptogramme par lequel Stendhal dans son Journal chiffre son âge, 53 ans (fig. 8). Le narrateur sebaldien va plus loin que le décryptage, il interprète « ces signes difficilement déchiffrables » comme « des messages de la mort » à venir de Beyle [36]. Le chapitre s’achève sur l’énigme de l’image muette qui est à déchiffrer par l’interprète. L’(auto)biographie est une cryptographie. C’est encore ce que suggèrent les croquis de Stendhal au lac d’Albano photographiés dans Vertiges qui, dans la Vie de Henry Brulard, enracinent le projet autobiographique dans l’inscription sur le sable (et sur la page) des initiales des maîtresses de Beyle (fig. 9). Ces lettres augmentées de chiffres et d’exposants présentées comme le « résumé » de la vie de Beyle sont de véritables hiéroglyphes. Le narrateur de Vertiges y voit « l’énigmatique alphabet runique de [l]a vie » de Stendhal redoublant dans le texte le mystère de ces lettres vues [37]. Ces lettres muettes, pur graphème, appellent un complément narratif qui ne se produit pas : Beyle inscrit le souvenir d’une passion, enregistre une intensité, note des « inflexions » [38] au lieu de raconter son idylle. Le cryptage n’aboutit pas à un décryptage narratif, à une révélation ; il est expérience et parcours de soi dans des signes variés.

Beyle crypte non seulement le nom de ses amantes mais aussi et surtout son propre nom, à la manière de Sebald qui se dissimule tout en se montrant dans Schwindel.Gefühle. De sa célèbre passion du pseudonyme, je n’évoquerai que le choix de « Stendhal » qui est la déformation du nom d’un village allemand appelé Stendal auquel Beyle ajouta un H. En outre, Stendhal dans son autobiographie joue de toutes les possibilités de la lettre, en particulier de l’initiale, qu’il s’agit de regarder autant que de lire. Henri Beyle se fond aisément dans Henry Brulard dont le y est une variante rayée, barrée du i. Tout au long du récit, la finale de Henri hésite entre les deux graphies et les croquis font varier l’initiale de soi : H ou X dans la plupart des cas. Une formule de l’autobiographe condense ce geste de cryptage et de dissémination de soi en des traits variés : « Encore un récit et puis je serai tout hérissé d’x et d’y » [39], c’est-à-dire de signes, de nouvelles lettres et d’inconnues (dans le langage mathématique qu’affectionne tant Stendhal). La formule abolit la distinction entre autoportrait et récit de soi dont la fusion s’entend aussi dans la paronomase entre « récit », « hérissé » et « x ». Elle signe une autobiographie qui est une inscription, un jeu et un déplacement de lettres.

En somme, les œuvres de Sebald et de Stendhal se confrontent aux apories du regard sur soi et sur le passé et y répondent par la multiplication des graphies. Outre leur fonction réflexive, les images introduisent un jeu à l’égard de soi, une distance, une biffure, une métamorphose ou un départ vers « l’imaginaire ». Loin de révéler de manière définitive et positive ce que serait le « soi », elles cryptent l’identité, la déplacent, la surimpriment à d’autres et en diffractent les aspects. Ces deux récits-en-images de soi mettent à l’épreuve la catégorie d’identité qui est ici marquée par la dissemblance – l’écart, le mouvement, le vertige (qu’il soit mensonge ou vacillement) ou le détour.

 

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[31] Voir l’article de Ch. Massol, « Le « compagnon familier » : Beyle lu par W. G. Sebald », art. cit.
[32] V, p. 110 « mit einem Papier […], das meine Identität vorläufig sicherstelle » (SG, p. 119).
[33] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975; Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique. 2, Signes de vie, Paris, Seuil, 2005. Sur l’onomastique, voir Y. Baudelle (dir.), Nom propre et écritures de soi, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011. En particulier, voir la contribution d’Y. Baudelle, « Du critère onomastique dans la taxinomie des genres », pp. 43-68.
[34] J. Derrida, Otobiographies: l’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Paris, Galilée, [1984] 2005.
[35] J.-L. Cornille, Plagiat et créativité : treize enquêtes sur l’auteur et son autre, Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 210.
[36] V, p. 37 « diese schwer durchschaubare Zahlennotiz » « wie Botschaften des Todes » (SG, p. 36).
[37] V, p.34 « eine rätselhafte Runenschrift seines Lebens » (SG, p. 33).
[38] « Car se souvenir passionnément, ce n’est pas rappeler une succession d’événements, c’est remémorer des inflexions » (R. Barthes, « Le grain d’une enfance », Le Nouvel Observateur, 9 mai 1977, pp. 86-87).
[39] VHB, p. 842.