Territoires intimes du moi fragmentés
et fantasmés dans le roman graphique
espagnol contemporain

- Agatha Mohring
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Fig. 1. A. Saraiba, El hijo del legionario, 2015

Fig. 2. A. Saraiba, El hijo del legionario, 2015

Fig. 3. S. Uve, Los Juncos, 2006

Lorsque l’auteur d’un roman graphique se livre à l’autoreprésentation, il produit une construction graphique et narrative, un « moi-personnage », pour reprendre le concept de Thierry Groensteen cité précédemment, également qualifié par Alfredo Guzmán Tinajero de « moi-graphique » [31]. Il s’agit d’une « formule graphique » [32] et narrative, qui implique une prise de distance dans le processus de création. Elle n’échappe donc pas aux codes de création des personnages, et tout son intérêt et toute son ambiguïté résident dans l’« espace d’incertitude » [33] qu’elle ménage, amenant le lecteur à s’interroger continuellement sur la discordance entre l’auteur et le personnage. Les trois œuvres exploitent le principe de répétition des personnages de case en case [34] décrit par Antonio Altarriba, afin de décliner et de faire varier leur image, fragmentant ainsi leur identité pour en dévoiler la complexité. De cette manière, l’auteur de El hijo del legionario construit un moi-personnage à l’apparence physique et au caractère divergents, voire contradictoires. Il donne ainsi au lecteur la sensation qu’il n’est pas face à un moi-graphique statique et uniforme, mais plutôt à une multiplicité de moi-personnages fantasmés, capable d’embrasser la diversité, aussi bien physique qu’émotionnelle, de l’avatar d’Aitor Saraiba. L’auteur a recours à divers procédés pour représenter l’ambivalence physique et la variété de caractères de son double de papier. L’un des plus emblématiques est la répétition de visages occupant toute la surface de la planche (fig. 1), qui cherche à créer l’illusion d’une galerie d’autoportraits de l’auteur, dont les styles et l’apparence générale sont si disparates qu’ils mettent en évidence les multiples facettes de son identité. Celles-ci sont profondément ancrées dans les territoires associés à différents moments de sa vie, qui acquièrent une profonde dimension symbolique. L’importance des localités et des voyages est renforcée par la subversion des échelles : l’espace dans lequel est plongé le personnage occupe fréquemment la majorité de la page, dans un foisonnement de détails qui contraste avec l’esquisse, souvent rudimentaire, de l’avatar de l’auteur (fig. 2).

Cette répétition des représentations de soi à travers un moi-personnage complexe et ambigu donne la possibilité aux auteurs de ces trois romans graphiques de reconstruire une identité intime plurielle, voire contradictoire, oscillant entre fiction et authenticité. La multiplication des visions de soi permet de dupliquer les perspectives sur soi, d’explorer diverses modalités d’appréhension de soi, mais également de se projeter et de se réinventer. En ce sens, les protagonistes sont conçus comme des dépositaires fictifs de l’identité des auteurs, qu’ils fragmentent par leur multiplicité, mais également comme des émanations fantasmées de soi. Erigés en reflets à la cohérence et à la fidélité douteuses, les moi-personnages aident l’auteur à mettre en scène différentes versions hypothétiques de lui-même. Ce faisant, ce dernier explore les replis de son intimité, plonge au plus profond de lui-même pour « réveiller et dévoiler une conscience endormie par ses états d’âme, montrer, non pas le reflet d’un sujet qui se regarde, mais ce qu’il ne voit pas parce que trop présent […] » [35], pour reprendre la réflexion d’Alain Milon sur le rôle du miroir. En ce sens, les moi-graphiques constituent ce qu’Hillary Chute théorise commune une « (self-)interpretation (…) as a process of visualization » [36].

Cette ré-interprétation distanciée de soi se manifeste notamment à travers un dédoublement, symbolique et fonctionnel, du moi-personnage, observable dans les trois romans graphiques que nous avons étudiés. Deux entités interdépendantes apparaissent, l’une cherchant à imiter la figure de l’auteur au moment de l’écriture de l’œuvre, et l’autre renvoyant au passé de celui-ci. Il convient de rappeler que ces deux avatars de la figure auctoriale ne cessent jamais d’être des constructions artificielles et fictionnelles, jouant avec les différents degrés de distance temporelle, spatiale et mentale par rapport à l’auteur. De cette manière, le moi-graphique qui semble le plus proche de l’image de l’auteur tend à prendre partiellement le relais de la narration et à porter un regard distancié, mais non pour autant objectif, sur le récit. Cette posture, qui cherche à renforcer, chez le lecteur, l’impression de la présence de l’auteur dans l’œuvre, constitue alors le support du « commentaire interne » caractéristique, selon Philippe Gasparini, du « domaine des écritures du moi » [37]. Ainsi, le moi-personnage-commentateur de Los Juncos – qui se fait passer pour un double de l’autrice contemporain de la création de Los Juncos –, est spatialement en retrait par rapport à l’organisation de la page (fig. 3). Il participe du morcellement chronologique du récit de la vie de l’autrice, comme s’il sélectionnait les éléments biographiques significatifs. Il donne ainsi un éclairage spécifique à ce qui est raconté, interprète la narration du vécu pour mieux tirer des conclusions sur le présent [38]. Dans la représentation de la rencontre d’un amour de jeunesse, il est par exemple isolé dans une case sur la partie gauche de la page, tandis que les vignettes de droite mettent en scène un moi-graphique renvoyant à un passé plus lointain. L’avatar le plus âgé chausse symboliquement ses lunettes, comme si l’autrice décidait d’appliquer sa vision distanciée à une scène de son enfance afin de la réinterpréter, de la considérer sous un autre angle. Cette dynamique s’inscrit dans celle, plus générale, de Los Juncos, qui permet à Sandra Uve, selon Viviane Alary et Danielle Corrado, d’explorer intimement ses souvenirs, de remonter aux sources de son identité pour se connaître [39] et se reconstruire. L’organisation de l’espace de la page contribue à ce décentrement de la figure observatrice, qui prend littéralement de la hauteur par rapport au récit. Des territoires de l’intime relevant d’époques, de lieux et de personnalités distinctes se rencontrent et se chevauchent, à mesure que le personnage adulte tente de réinterpréter la situation émotionnelle qui lui est contemporaine à la lumière des relations émotionnelles idéalisées de son double adolescent. Ce moi-personnage adulte et distancié oriente, à travers son rôle de commentateur, le regard du lecteur, qu’il superpose à la perception de l’adulte sur son adolescence. La communication qui s’établit avec le lecteur est donc placée sous le signe d’une confession intime, renforcée par l’adresse directe au lecteur, remédiée par la mise à distance temporelle et spatiale, réinterprétée pour rehausser sa signification intime.

Ainsi, le roman graphique qui explore les territoires autobiographiques tire profit des multiples représentations des personnages pour déconstruire le moi, l’analyser, l’interpréter ou le réinventer à travers la fragmentation de l’identité, qui permet de dépasser l’opposition entre autobiographie et autofiction dessinées. Si le morcellement est l’une des modalités de réflexion sur l’intime et ses représentations, il n’implique cependant pas une appréhension uniquement déterritorialisée de soi. L’identité fragmentée tend en effet, à travers le mouvement inhérent au roman graphique, à la réagrégation spatiale et intime.

 

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[31] A. Guzmán Tinajero, « Les traces de soi. La transmédiation du moi-graphique dans American Splendor », art. cit., p. 156.
[32] Th. Groensteen, « Ambiguïtés de l’auto-représentation », art. cit.
[33] Ibid
[34] A. Altarriba, « La historieta : un medio mutante », Quimera : Revista de literatura, n°293, printemps 2008, p. 3.
[35] A. Milon, « Réflexions autour de l’écriture de soi : le refus du psychologisme », dans J. Leclercq, N. Monseu (dir.), Phénoménologies littéraires de l’écriture de soi, Dijon, Editions universitaires de Dijon, « Ecritures », 2009, pp. 81-82.
[36] H. Chute, Graphic Women : Life Narrative and Contemporary Comics, Op. cit., pp. 3-4.
[37] P. Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, Paris, Seuil, 2008, p. 309.
[38] A. I. Moniz, « L’autobiographie ou les mots pour (re)composer sa vie », Caietele Echinox, vol. 16, juin 2009, p. 301 (consulté le 27 mai 2019).
[39] V. Alary, D. Corrado, « L’autobiographie dessinée en terres ibériques », art. cit., p. 88.