D’un accord discord : In This Life’s Body, l’autobiographie filmée de Corinne Cantrill
- Juliette Goursat
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Une entreprise en tensions

 

In This Life’s Body a été composé à partir des tensions entre les différents médiums et les temps (passé, présent) qu’ils engagent, et des contraintes qui affectent entre autres la vérité présentée. Corinne Cantrill, narratrice, réalisatrice et personnage principal, cite son prénom et son patronyme – son nom de jeune fille, Joseph, et son nom d’épouse –, et instaure par là, de manière « patente », un « pacte autobiographique » [11] dans les termes énoncés par Philippe Lejeune. Le film n’invalide pas de fait « le pacte référentiel » [12] mais montre que la vérité mise en jeu dépend d’un dispositif et se complique par la superposition de trois médiums : la photographie, le film, et le langage verbal. Procédant à une interprétation de ses photographies, Cantrill travaille à partir de la « trace indicielle du réel » [13] (selon les mots de Jean-Luc Lioult) et étudie ce qu’elles dissimulent ou dévoilent de sa personne et de sa personnalité. Parfois la voix précise ou révèle quelque chose qu’elles n’ont pas mis au jour, un contexte, une fragilité, ou un épuisement du corps, soulignant l’écart qui peut exister entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre ce qui est rendu visible (ou ce qu’un spectateur serait spontanément amené à inférer) et ce qui ne l’est pas, ou l’est de manière plus subtile. Par exemple, Cantrill explique que trois jours avant la prise de telle photographie, elle a été agressée par des hommes, et qu’elle marche volontairement à grande foulée parce qu’elle a retrouvé son calme. Selon elle, les photographies sont porteuses d’un sens, d’une vérité dont elle ne soupçonnait pas la portée avant de commencer son œuvre. Comme elle l’affirme en voix off, en parlant d’elle à la troisième personne,

 

Lorsqu’elle commença ce projet, elle croyait que la documentation d’une vie à travers des photographies, des survivances prises au hasard, était une archive artificielle et arbitraire – que les photographies ne disaient que très peu sur une personne. On s’habillait, posait pour elles et on se sentait obligé de sourire. Elle le pensait, mais à présent elle est surprise par tout ce que disent [tell] les photographies.

 

Cantrill interroge et précise la vérité que son film donne à voir et à entendre, mais de manière différente d’un pacte référentiel dont la formule serait « Je jure de dire la vérité, toute la vérité » [14]. Au début, elle déclare que « la difficulté d’essayer de traiter de sa vie avec un matériel arbitraire l’a préoccupée. Essayer d’être honnête : qu’est-ce qui, de toutes les choses pouvant être dites, devrait être dit ? ». La question n’est pas tant l’exactitude de ce qui est dit mais l’honnêteté et le sens (artistique entre autres) d’un tel projet. Le dispositif contribue-t-il à la compréhension d’une personne ? Comment atteindre une représentation adéquate de soi ? Quels sont les éléments d’une vie qui peuvent faire sens pour d’autres ? La durée nécessairement limitée du film est une contrainte très forte, à laquelle n’est pas soumis l’écrit, et qui oblige la cinéaste à ramasser sa vie. « J’ai raconté l’histoire que j’ai pensé la plus appropriée, affirme-t-elle vers la fin du film. Je crois qu’elle est vraie. Cependant, les incidents narrés pourraient être grandement élaborés, et cela modifierait leur vérité ». Le film demande une simplification, un élagage, une condensation des événements qui affecte la vérité de l’histoire racontée. Bien qu’In This Life’s Body dure 2h30 (une durée relativement longue pour un film), cette histoire n’est qu’une version parmi bien d’autres possibles (« L’histoire de ma vie. Une histoire de ma vie. Je peux en écrire trois, quatre, cinq, en plus de cette histoire »).

Les conditions particulières qu’impose le film à l’émergence du récit de soi altèrent-elles la vérité représentée et transforment-elle l’autobiographie en fiction ? Certains théoriciens du cinéma, comme François Niney, ont noté que « l’autobiographie est le point de fusion entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, le genre où ces genres deviennent indiscernables » [15]. Pour Nadja Gernalzick, « l’autobiographie filmée brouille la séparation rigoureuse entre l’autobiographie "réelle" et "fictionnelle" » [16]. In This Life’s Body n’aboutit pas à une confusion des genres (les faits présentés sont réels, ils ont réellement eu lieu), mais permet de remarquer avec plus de netteté ce qui relève de la source, de la trace indicielle, du document, et ce qui relève du travail de l’interprétation, et de la variabilité de sens qu’il induit. L’honnêteté de l’entreprise autobiographique est ici confirmée par le fait qu’elle produit des effets thérapeutiques, clarificateurs [17], sur la personne, comme le souligne Cantrill à la fin du film :

 

Une partie du processus de guérison a été de réaliser ce film. En épluchant très attentivement les photographies de ma vie, en les pensant, j’ai découvert beaucoup de choses que je ne connaissais pas sur moi et mes parents. J’ai nettoyé des idées fausses que j’ai portées comme un fardeau toute ma vie... 

 

Bien qu’elle rejette la psychanalyse (« Etre obsédé par ses problèmes enchaîne l’individu au passé »), la cinéaste valide son entreprise en insistant sur son efficacité et donc sur la nécessité d’un tel travail analytique à un moment de sa vie.

Les tensions, dont se nourrit ce film et que produit la conjonction de différents médiums, affectent, outre la vérité mise en jeu par le récit de soi, la construction de l’identité personnelle. Les écarts entre la voix et les images se doublent des tensions entre le film et la photographie. Cantrill utilise des photographies qui morcellent le corps du film et leur impose une durée et un format (celui de la pellicule 16mm) : elle procède à un recadrage et les monte les unes par rapport aux autres, en privilégiant l’ordre chronologique. A travers les photographies, Cantrill nous apparaît par « intermittence » [18]. Son identité personnelle, comprise dans le sens d’idem [19], est perturbée, mise à mal par ce dispositif, bien que sa présence soit particulièrement forte, par son corps figurant dans les photographies et sa voix fluide, continue, qui atténue ces discontinuités entre elle et elle-même, et se tait parfois comme pour les faire réapparaître. Cantrill accepte et accuse ces sautes : elle dit qu’elle peine à se reconnaître, enfant, sur certaines images, et parle d’elle en alternant les pronoms personnels [20] (le « je » et le « elle ») – la troisième personne est notamment utilisée lorsqu’elle évoque sa maladie et son corps dont l’unité, l’intégrité a été menacée par les traitements médicaux qu’on a voulu lui infliger. Les « je » incarnés dans les différentes photographies semblent distanciés du « je » de la voix off, qui porte la narration autant qu’il est portée par elle. Ainsi le jeu entre le narrateur en voix off et les différents « je » qui apparaissent à l’image est rendu manifeste par la conjonction des différents médiums qui rappellent leur inscription dans des temporalités différentes. Le dispositif n’invalide pas le pacte autobiographique, mais montre que l’identité (au sens d’idem) entre ces différentes instances que sont le narrateur, le personnage, et l’auteur doit être questionnée, du fait de leur non-coïncidence.

 

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[11] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Op. cit., p. 26.
[12] Ibid., p. 36.
[13] J.-L. Lioult, A l’enseigne du réel. Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 151.
[14] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Op. cit., p. 36.
[15] F. Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 216.
[16] N. Gernalzick, « To Act or to Perform: Distinguishing Filmic Autobiography », Biography, 29.1, hiver 2006, traduit de l’anglais par nous, pp. 1-13.
[17] On pourrait trouver de nombreux liens entre In This Life’s Body et la théorie ricœurienne de l’identité narrative, telle qu’elle est notamment précisée dans Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990, pp. 167-198) et dans l’article « La vie : un récit en quête de narrateur », dans Ecrits et conférences 1 : autour de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2008, pp. 257-275. Son film n’est pas simplement une « configuration », mais encore une « refiguration », selon la terminologie ricœurienne, une réinterprétation de soi par soi. Cette relecture de soi est entièrement corrélée à la réalisation du film, et à la prise de conscience du réel du film et de la photographie, c’est-à-dire de leurs effets, de leurs vertus heuristiques quant à l’identité et la connaissance de soi : « Lorsque j’ai commencé ce film, dit Corinne Cantrill en voix off, je croyais que la plupart des photographies étaient simplement une surface, superficielles, mais la surface possède un sens qui lui est propre ».
[18] Raymond Bellour a évoqué plusieurs films qui révèlent « le choc produit par la photo dans la formation du sujet autobiographique au cinéma », par exemple Nostalgia d’Hollis Frampton ou Les Années déclic de Raymond Depardon. Selon lui, les photographies font du cinéaste « un sujet à éclipses, un sujet intermittent ». Il dit à propos de La Flèche du temps d’Alain Jaubert qu’« il y a bien un "Je" qui apparaît, fait d’une multitude de visages, les derniers sans rapports avec les premiers : identité (presque) zéro ». Bellour perçoit dans ce type de dispositif la « destruction » de l’autobiographie et, avec elle, la dissolution du sujet. Voir R. Bellour, « Autoportraits », Communications, n°48, 1988, pp. 327-387 [rééd. R. Bellour, L’Entre-Images. Photo-Cinéma-Vidéo, Paris, La Différence, 1990].
[19] Au cœur de Soi-même comme un autre (Op. cit.), réside la dissociation de deux usages majeurs du concept d’identité, « d’un côté l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais : sameness ; allemand : Gleichheit), de l’autre l’identité comme ipséité (latin : ipse, anglais : selfhood ; allemand Selbsheit) » (p. 140). L’identité au sens d’idem déploie une hiérarchie de significations et « dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à quoi s’oppose le différent, au sens de changeant, variable. » La thèse constante de Paul Ricoeur est que « l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité » (pp. 12-13).
[20] L’Amant de Marguerite Duras paraît au moment de la sortie du film (1984).