Virginia Woolf, petites scènes
fautobiographiques

- Adèle Cassigneul
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Mais quid des intentions auto-biographiques de l’écrivaine ? Les fragments d’Instants de vie frappent par leur dimension réflexive. L’écriture s’invente dans un tâtonnement qui dit autant la difficulté à faire le récit de sa vie qu’à décrire une expérience dont il ne reste que des traces sous forme d’images-souvenirs et de photographies [26]. D’où l’ouverture de « Réminiscences », quand il s’agit de décrire la personnalité de sa sœur : « A photograph is the best token there is of her appearance, and the face in this instance shows also much of the character [27] ». Les fragments autobiographiques s’appuient sur tout un lexique photo-cinématographique qui à la fois rend compte de la stratégie narrative et prend le relais quand les mots font défaut – « Figuratively I could snapshot what I mean by some image [28] », assure Woolf qui, comme Annie Ernaux, « dit par procuration [29] ».

Face à l’impossible autobiographie, telle que définie par Paul de Man [30], Woolf oppose deux stratégies fautobiograhiques qui allient l’essentiel de l’écrit (la confrontation au langage) au spécifiquement photographique (en terme de posture et de saisie). L’écrivaine parsème ses textes de locutions telles que « I have heard » (« j’ai entendu dire ») ou « I can imagine » (« j’image que »), elle insiste sur son manque de connaissance (« I have no notion », « j’ignore ») et ventriloque la voix des autres. La chronique de son enfance et de sa vie de famille se fait à distance. Elle scrute son existence passée en spectatrice avec la même acuité que lorsqu’elle observait attentive, véritable machine enregistreuse, la vie du drawing room familial : « There was a spectator in me who, even while I squirmed and obeyed, remained observant, note taking for some future revision [31] ». Cette distance observatrice correspond à la position du photographe qui n’est pas autoportraitiste. Dans les albums, à travers les photos qu’elle a prises et l’organisation des images en volumes, Woolf est là sans l’être visiblement, entre présence et retrait. Ainsi, de la même manière qu’en écrivant ses précautions et ses réserves elle marque l’écrit en creux de son empreinte, au moment où elle photographie ses proches et son quotidien, le cadre qui capture la vue saisit dans le même temps un fragment d’elle-même. C’est cette « mise au-dehors [32] » dont parle Régis Durand qui, chez Woolf, donne forme à la fautobiographie.

La seconde stratégie passe par l’écriture de ce que, dans L’Acacia, Claude Simon décrit comme « des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres [33] ». Ceci est évident dans cet extrait de « Réminiscences » où Woolf tente de rendre compte de sa mère :

 

Written words of a person who is dead or still alive tend most unfortunately to drape themselves in smooth folds annulling all evidence of life. You [Julian] will not find in what I say, or again in those sincere but conventional phrases in the life of your grandfather [Leslie Stephen], or in the noble lamentations with which he fills the pages of his autobiography, any semblance of a woman whom you can love. It has often occurred to me to regret that no one ever wrote down her sayings and vivid ways of speech since she had the gift of turning words in a manner peculiar to her, rubbing her hands swiftly, or raising them in gesticulation as she spoke. I can see her, standing by the open door of a railway carriage which was taking Stella and some others to Cambridge, and striking out in a phrase or two pictures of all the people who came past her along the platform, and so she kept them laughing till the train went [34].

 

Pour Woolf, écrire la vie, la décrire, c’est-à-dire la reproduire par le détail, sans en questionner le mode de représentation, équivaut à l’envelopper d’un linceul qui l’étouffe et l’anéantit. L’écriture (auto)biographique au sens conventionnel qu’elle dénonce serait donc mortifère, proprement thanatographique, à savoir écriture de la mort, à la fois la mort écrite et la mort écrivant, supprimant tout signe de vie [35]. A cela qu’oppose-t-elle ? Une sortie du langage. Elle propose, par les mots, de faire sortir le langage de lui-même et d’y faire surgir l’image : « I can see her » (« Je la vois encore »). Sans reproduire ses paroles, en une vignette qui ressemble à un court film muet, Woolf donne à voir sa mère qui fait rire ses proches sur un quai de gare. L’écrivaine ramène l’image dans le verbe et, en cela, elle reproduit le geste maternel – « striking out in a phrase or two pictures of all the people who came past her along the platform » – tout en inventant une écriture photo-cinématographique fondée sur la saisie de scènes en suspens qu’elle nomme moments d’être ou instants de vie.

 

Petites scènes photographiques
Saisir le premier souvenir

 

Incident de la vie courante, la scène « jaillit de l’interférence entre [un] événement et un observateur chargé de l’identifier » [36]. C’est un moment d’être autant qu’un moment de vision, surgi « sans nécessité, dans le pur aléa de l’immédiateté matérielle du monde [37] », que Woolf révèle par l’écriture mémorialiste : « scene making is my natural way of marking the past [38] ». Faire scène par l’écriture, tel est le geste autobiographique : il s’agit de dérouler un passé perçu comme un « long ruban de scènes, d’émotions [39] », de mettre en mots ces chocs émotionnels – « a sudden violent shock [40] » – qui s’écrivent visuellement. C’est ainsi que l’écrivaine résume son enfance : « several violent moments of being, always including a circle of the scene which they cut out : and all surrounded by a vast space [41] ».

 

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[26] « For what reality can remain real of a person who died forty-four years ago at the age of forty-nine, without leaving a book, or a picture, or any piece of work – apart from the three children who now survive and the memory of her that remains in their minds ? There is the memory ; but there is nothing to check that memory by ; nothing to bring it to ground with » (V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 85). « Car quelle réalité peut demeurer réelle chez une personne qui est morte depuis quarante-quatre ans, à l’âge de quarante-neuf ans, sans laisser un livre, ni un tableau, ni une œuvre d’aucune sorte – excepté les trois enfants qui lui survivent encore, et le souvenir d’elle, qu’ils gardent dans leur esprit ? Le souvenir existe, mais il n’y a rien pour contrôler le souvenir ; rien pour lui donner consistance » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 113).
[27] V. Woolf, « Reminiscences », Moments of Being, Op. cit., p. 28. « Une photographie est le meilleur témoignage que l’on ait de son apparence, et là justement le visage révèle aussi beaucoup le caractère » (V. Woolf, « Réminiscences », Instants de vie, Op. cit., p. 21).
[28] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 133. « Métaphoriquement je pourrais faire une image instantanée de ce que je souhaite exprimer […] » (ma traduction).
[29] A. Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 33.
[30] « The interest of autobiography, then, is not that it reveals reliable self-knowledge – it does not – but that it demonstrates in a striking way the impossibility of closure and of totalization (that is the impossibility of coming into being) of all textual systems made up of tropological substitutions » (P. de Man, « Autobiography as De-facement », Modern Language Notes, vol. 94, n°5, décembre 1979, p. 922).
[31] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 154. « Il y avait en moi une spectatrice qui, alors que je ne savais où me mettre et que j’obéissais, restais attentive et prenais note pour de futures révisions » (ma traduction).
[32] R. Durand, Le Regard pensif. Lieux et objets de la photographie, Paris, La Différence, 2002, p. 21.
[33] C. Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, pp. 286-287.
[34] V. Woolf, « Reminiscences », Moments of Being, Op. cit., p. 36. « Lorsqu’on écrit sur une personne, qu’elle soit morte ou vivante, les mots ont bien malheureusement tendance à former comme une draperie souple qui masque tout signe de vie. Pas plus dans ce que je dis que dans les phrases sincères, bien que conventionnelles, de l’autobiographie de ton [Julian] grand-père [Leslie Stephen], ni dans les nobles lamentations dont il en a rempli les pages, tu ne trouveras quoi que ce soit qui évoque une femme qu’on puisse aimer. Il m’est souvent arrivé de regretter que personne n’ait jamais noté ses propos ni ses pittoresques tournures de langage, car elle avait une manière bien à elle de manier les mots, parlant en se frottant vivement les mains, ou en gesticulant, bras levés. Je la vois encore debout devant la portière ouverte d’un wagon de chemin de fer qui va emporter Stella et certains des autres vers Cambridge, campant en une ou deux phrases le portrait de toutes les personnes qui passent près d’elle sur le quai ; et ainsi elle les fit rire jusqu’au départ du train » (V. Woolf, « Réminiscences », Instants de vie, Op. cit., p. 34).
[35] « [T]he majority of Victorian biographies are like the wax figures now preserved in Westminster Abbey, that were carried in funeral processions through the street – effigies that have only a smooth superficial likeness to the body in the coffin » (Crowded Dance of Modern Life 145).
[36] Ph. Ortel, « Valence de la scène. Pour une critique des dispositifs », dans M-T Mathet (dir.), La Scène. Littérature et arts visuels, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 308.
[37] St. Lojkine, « Introduction. Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », dans Ibid., p. 10.
[38] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 142. « […] monter des scènes est ma manière naturelle de témoigner du passé » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 171).
[39] V. Woolf, « Une esquisse du passé », Ibid., p. 84.
[40] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 71. « […] il y avait soudain un choc violent […] » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 90).
[41] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 79. « […] plusieurs violents moments de l’être incluant toujours un cercle de la scène qu’ils interrompaient ; et le tout ceinturé d’un vaste espace » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, op. cit., p. 103).