La vie mise à l’épreuve
chez Annie Ernaux

- Anne-Lise Blanc
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Ecran

 

Et de fait, la photographie, parfois principe d’organisation du texte ou de relance pour l’écriture, souvent outil de transmission, peut aussi provoquer un effet de disjonction et paraître faire obstacle… au souvenir d’ailleurs, plutôt qu’à l’écriture.

A propos de la dernière photographie de L’Usage de la photo, Annie Ernaux intitule son texte « le paradoxe de la photo ». Elle y constate la dimension trop esthétisante de l’image et son effet métamorphosant dont fait foi dans le texte une écriture qui semble spontanément métaphorique : Annie Ernaux ne répertorie plus [16] leurs vêtements jetés à terre mais voit « une bête noire à tête énorme et au corps atrophié terminé par un appendice en forme de cœur » et « une rose des sables » (UP, 145). C’est que la photographie fait écran au réel et que l’effet de composition masque la réalité des effets dispersés [17]. Cette fois, la photographie ment ou plutôt reste muette, ce que confirme Marc Marie dans le texte qui suit immédiatement : « Trop beau. Au final cette image porte en elle la limite de notre travail : là où prédomine la recherche esthétique, le sens fait défaut » (UP, 147). Et Annie Ernaux conclut à propos de cette image qui tue : « Tout est transfiguré et désincarné. Paradoxe de cette photo destinée à donner plus de réalité à notre amour et qui le déréalise. Elle n’éveille rien en moi. Il n’y a plus ici ni la vie ni le temps. Ici je suis morte » (UP, 146). L’usage non conventionnel de la photographie et les précautions prises pour en préserver la vitalité semblent n’avoir pas suffi à contrer l’effet délétère de la série ni à repousser la tentation esthétique que contient peut-être toute prise de vue. Une fois de plus Annie Ernaux constate combien la photo peut manquer la vie.

Un constat qu’elle a fait maintes fois et qui justifie « qu’il faille quelque chose de plus, de l’écriture » (UP, 12). A propos d’une photographie de son père, elle écrit dans La Place : « Rien dans l’image pour rendre compte du malheur passé ou de l’espérance. Juste les signes clairs du temps, (…) ceux, plus discrets, de la condition sociale […] » [18]. Et dans Une femme elle sent bien d’entrée qu’« une vérité sur [s]a mère (…) ne peut être atteinte que par des mots (C’est-à-dire que ni les photos, ni les souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité) » [19] précise-t-elle. A propos de photos d’elles, elle écrit dans son journal intime : « J’ai regardé des photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, sentais, elles disent ce que j’étais pour les autres, rien de plus » (EV, 37). Tout au plus les photos peuvent rappeler des sensations vécues, mais non les êtres photographiés dont elle reconnaît bien quelques postures, mais qui lui semblent, dans les deux sens du terme, « empruntés », lointains et étrangers. Ainsi de la mère sur la photo de mariage. A ces photos trop lisses, interrogées malgré tout « jusqu’à l’hallucinante impression de croire que les visages bougent » [20] et que, dans son insistance, elle parvient presque à animer, peut-être a-t-elle voulu opposer celles des vêtements jetés à terre. Des photos qui représentent pour elle, elle n’en fait pas mystère [21], le prolongement de l’érotisme, donc « l’approbation de la vie jusque dans la mort » (la phrase de Georges Bataille figure justement en exergue de L’Usage de la photo) ou, plus sûrement, la contestation de ce qu’on voudrait lui faire passer pour la vie.


Combat

 

Le pouvoir de contestation de la photographie est bien lisible dans L’Usage de la photo : ni de portrait, ni d’événement, ni de paysage, ni d’art, les photographies qui y figurent proposent un usage de la photo que l’on devine rebelle. La désinvolture même des amants qui, entraînés dans leur dépense amoureuse, négligent leurs vêtements, les rejetant comme déchets n’est peut-être pas sans lien avec l’âpre « lutte » livrée par Annie dans sa jeunesse contre une mère matérialiste et soucieuse des apparences qui lui « faisa[it] porter des jupes plissées, des socquettes et des chaussures plates », recommandait le port d’« une gaine au dehors » et jugeait les tenues de sa fille indécentes : « TU NE VAS TOUT DE MȆME PAS sortir comme ça » [22]. N’est-elle pas tout autant une réplique volontaire au « combat flou, stupéfiant » qu’exige d’elle une maladie qui met en jeu son identité : « "est-ce moi, bien moi, à qui cela arrive ?" » (UP, 12) ? Ou encore une riposte aux soins médicaux qui meurtrissent son corps : marques « de toutes les couleurs » (UP, 83) sur sa peau, « tissus retirés » (UP, 19), calvitie ?

Assurément cette série de photos d’intérieur, exposant librement dessous, doublures, étiquettes et goussets et figurant, dans le désordre du décor, l’ardeur des amants sans exhiber les corps nus, ces photos désirées [23], découvertes dans l’impatience, scrutées puis décrites avec minutie, classées et reproduites répondent (corps qui échappent et dépouilles aux courbes fantasques) à celles médicales, scientifiques, systématiques qui furent prises dans la même période du corps d’Annie Ernaux « investigué et photographié sous toutes les coutures et par toutes les techniques existantes […] » (UP, 149). Ces dernières sont à peine évoquées à la fin de l’ouvrage et il est significatif que la liste des méthodes d’investigation du corps malade soit repoussée du corps du texte pour figurer en note. Elles sont pour elle impersonnelles et insoutenables : « je n’ai vu ni voulu voir quoi que ce soit du dedans » (UP, 149-150).

 

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[16] Alors qu’elle le fait soigneusement et de façon beaucoup plus neutre dans les premiers textes de l’ouvrage.
[17] Les amants adoptent très vite le terme de « composition » pour désigner ces photographies (UP, 12). Un terme qui sans doute annonce déjà la dérive esthétique qu’ils déplorent à la fin.
[18] A. Ernaux, La Place, dans Ecrire la Vie, Op. cit., p. 452.
[19] A. Ernaux, Une femme, dans Ibid., p. 560.
[20] Ibid., p. 566.
[21] Elle fait jouer par exemple la polysémie du verbe « prendre » valable pour la photographie comme pour la rencontre charnelle : « Constamment, nous avons envie de « nous prendre » l’un l’autre […] » (UP, 91).
[22] A. Ernaux, Une femme, dans Ecrire la Vie, Op. cit., p. 577.
[23] « Un délai d’une ou plusieurs semaines, le temps de finir la pellicule et de la porter à développer chez Photoservice, séparait la prise des photos de leur découverte » (UP, 11). Au principe de la série, sans doute suggéré par le nouvel usage de la photographie qu’invite à faire le recours au numérique (elle reconnaît que son « entreprise (…) ressortit à la mise en image effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque »), s’ajoute la latence qu’impose la technique de l’argentique. Là encore on observe un usage hybride de la photo qui s’accorde particulièrement bien à la nature intermédiaire de l’œuvre d’Annie Ernaux. Sur les différences de nature et de valeur de l’argentique et du numérique pour la littérature, voir l’excellent article d’Annie Clément-Perrier : « De l’argentique au numérique. L’image révélée, quelques exemples dans la littérature contemporaine », Littérature, mars 2012, n°165, pp. 62-83.