Du texte à l’image : la transposition des
sujets littéraires (XVIIe-XVIIIe siècles)

- Marie-Claire Planche
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Fig. 1. A. Bosse, L’Ariane, 1639

Les liens indéfectibles entre la poésie et la peinture ont nourri la réflexion des théoriciens et des penseurs dès l’Antiquité et se sont trouvés au fil des siècles à l’origine de nombreux débats. Les écrits qui en ont conservé le souvenir témoignent tantôt de la mise en concurrence des deux arts (l’Ut pictura poesis d’Horace), tantôt de leur concert à deux voix. La mise en image d’un sujet est, historiquement, la transposition visuelle d’une narration transmise par le mode oral. Il en est ainsi du célèbre Sacrifice d’Iphigénie attribué à Timanthe. Cette peinture fut décrite et commentée dans les théories de l’art jusqu’au XVIIIe siècle, mettant ainsi en valeur le genre de l’ekphrasis. La transposition du sujet tragique et des passions qu’il figurait a souvent paru exemplaire. Ainsi les commentateurs ont-ils célébré un art, un savoir-faire au service d’une narration que la représentation visuelle exposait avec émotion aux regards. La peinture et la poésie rappellent que le tableau, littéraire ou visuel, possède une puissance poétique remarquable. Les premières lignes de l’Astrée forment en effet une peinture, celle d’un paysage idéalisé cher à Honoré d’Urfé [1]. Le charmant locus amœnus décrit avec minutie est une Arcadie, le cadre idyllique dans lequel sont disposés les deux personnages principaux du roman : Astrée et Céladon. Honoré d’Urfé a fait œuvre de peintre et le tableau « doux et paisible » qui est brossé entraîne le lecteur en compagnie des bergers « sur les bords de ces délectables rivières » [2]. Pour faire écho à cette description, nous voudrions convoquer Jean Racine qui, dans un ensemble de poésies écrites alors qu’il était à Port-Royal, a chanté le charme des lieux qui l’environnaient :

 

Saintes demeures du silence,
Lieux pleins de charmes et d’attraits,
Port où, dans le sein de la paix,
Règne la Grâce et l’Innocence ;
Beaux déserts qu’à l’envi des cieux,
De ses trésors plus précieux
     A comblés la nature,
Quelle assez brillante couleur
Peut tracer la peinture
     De votre adorable splendeur ? [3].

 

Les vers du poète disent une perception fine et réfléchie qui traduit son sens de l’image et établit de manière métaphorique un lien avec la peinture. Composés d’éléments appartenant à une réalité, ces tableaux sont nés de la vue et des sentiments que l’observation des lieux a suscités. Le processus de création est ainsi commun aux poètes et aux peintres : leur regard embrasse le paysage, puis, aidés par la mémoire et les émotions ressenties, ils livrent leur vision et créent une œuvre. Réunies dans le livre à figures, la poésie et la peinture expriment leur singularité ou leurs points communs.

S’il n’est pas lieu ici de dérouler le fil de l’histoire du livre illustré, il faut cependant mentionner la mise en place de principes qui relèvent de la technique ou de l’iconographie. L’estampe dans le livre acquiert ainsi un statut particulier parce qu’elle est intimement reliée au texte qu’elle illustre, qu’il soit littéraire ou scientifique, par exemple. En outre, l’étude de l’estampe mérite d’être mise en relation avec d’autres techniques, d’autres supports. En effet, la tapisserie a été un support privilégié pour narrer les épopées ou les volumineux romans du XVIIe siècle. Les épisodes les plus importants de la Jérusalem délivrée, de l’Astrée ou de Don Quichotte ont été traduits en tapisserie. Ces narrations ont constitué alors des ensembles ornementaux fort prisés. Le lecteur potentiel de ces textes se fait spectateur qui, lorsque les tentures couvrent les murs de la pièce, est au cœur de l’action. Il lui est aisé, dans ce principe d’illusion, de choisir sa place et de s’identifier au héros. Ces romans, parce qu’ils ont proposé des personnages identifiables et une suite narrative, se prêtaient particulièrement à des transpositions qui illustraient les faits les plus remarquables et procédaient à la manière des extraits qui pouvaient être lus. Revenons cependant au livre à figures qui, par ses estampes, offre une démarche de lecture différente. C’est en effet l’image qui, le plus souvent, introduit l’écrit soit par un titre frontispice, soit par une vignette frontispice proposant un condensé de l’action. En outre, l’estampe dans le livre n’est pas exempte de texte puisque la lettre gravée propose souvent un extrait du passage illustré [4]. L’illustration s’affirme non seulement par son lien matériel au volume, mais aussi par son autonomie puisque certaines de ces estampes pouvaient être vendues sous la forme de feuilles isolées. Enfin, il convient de reconnaître dans la transposition des sujets littéraires la mise en œuvre des principes propres aux arts visuels. Les artistes étaient confrontés à différentes difficultés auxquelles leurs choix devaient contribuer à remédier. S’il leur fallait retenir un instant significatif, ils devaient, dans l’espace circonscrit par le trait carré, veiller à la disposition du sujet et à son inscription dans une temporalité afin de rendre compréhensible et sensible l’iconographie. Ainsi, pour les tragédies, l’effet cathartique est-il souvent redoublé par le choix d’un instant éminemment tragique. Les récits qui ponctuent les pièces ont constitué des morceaux de choix puisqu’ils recueillent des instants cruciaux dont la portée dramatique est connue. Cependant, l’illustration des tragédies ne se limite pas à ces seules relations : les artistes ont su renouveler les sujets des vignettes pour proposer une iconographie originale. Les éditions illustrées des Œuvres de Racine en offrent de nombreux exemples. Réduire à une seule image une action qui se déploie sur cinq actes n’est peut-être pas chose aisée, mais les artistes étaient familiers des exigences de la transposition. Dans le cas de l’épopée ou du roman, le rythme et la diversité des péripéties autorisaient des scènes qui illustrent soit les sentiments amoureux, soit les valeurs guerrières. Ainsi ces ouvrages ont-ils été agrémentés de plusieurs estampes qui ponctuent le texte et soulignent le découpage des livres et des chapitres. Il est donc possible de relever, selon la nature de l’écrit, le genre littéraire, des principes d’illustration variables. Pour autant, quel que soit le texte, les règles qui régissent les vignettes sont communes aux arts en général.

Les illustrations prennent différentes formes et occupent diverses places dans le livre à figures qui s’ouvre parfois sur un frontispice. Par sa position liminaire, il conduit le lecteur sur le seuil de l’ouvrage ou d’une partie du volume. Les éléments d’architecture sont volontiers porteurs de sens, comme le montre l’estampe de l’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin [5] (fig. 1). Les informations du titre s’effacent en étant circonscrites dans des encadrements ornementaux qui renforcent l’agrément de l’estampe. Les lourdes guirlandes fleuries, les putti, la posture des personnages soutenant le médaillon qui accueille le titre renvoient à l’art de la sculpture. Les dix-huit planches de l’ouvrage ont été exécutées par deux artistes majeurs du XVIIe siècle : Claude Vignon et Abraham Bosse. Avec cette estampe, l’entrée dans le texte se fait aussi de manière symbolique par la large ouverture qui suggère un arrière-plan dissimulé en partie par les personnages. Le lecteur est invité à progresser pour découvrir ce qu’il ignore encore, tandis qu’Ariane présente à Mélinte sa monture.

 

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[1] H. d’Urfé, L’Astrée, éd. de J. Lafond, Paris, Gallimard, 1984, p. 35 : « Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui, en sa petitesse, contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules, car, étant divisé en plaines et en montagnes, les unes et les autres sont si fertiles, et situées en un air si tempéré que la terre y est capable de tout ce que peut désirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte, comme d’une forte muraille, des monts assez voisins et arrosée du fleuve de Loire, qui, prenant sa source assez près de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ni orgueilleux, mais doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de leurs claires ondes, mais l’un des plus beaux est Lignon, qui, vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par cette plaine ».
[2] Ibid.
[3] « Louange de Port-Royal en général », dans J. Racine, Œuvres, éd. de R. Picard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, Seconde partie – Poésies posthumes – I. Le Paysage ou les Promenades de Port-Royal-des Champs (Odes), p. 1005.
[4] Sur cette question, nous renvoyons à notre article : « De l’usage de la lettre dans la gravure d’illustration », Textimage, n° 1, avril 2007 (page consultée le 25 août 2016).
[5] J. Desmarets de Saint-Sorlin, L’Ariane, Paris, Mathieu Guillemot, 1639, in-4. Planche d’Abraham Bosse, d’après Claude Vignon. Les dix-huit estampes qui ponctuent l’édition mettent en scène des épisodes qui exaltent les valeurs héroïques et font alterner des actions mouvementées et d’autres plus calmes.