Les illustrations des livres de dévotion
de Puget de La Serre et leurs copies
 [*]
- Véronique Meyer
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Les copies auxquelles a donné lieu l’illustration des livres n’ont pas vraiment retenu l’attention des historiens. Pourtant leur existence prouve l’importance que l’auteur, les éditeurs et les lecteurs attachaient à l’image. Le cas de Jean Puget de La Serre (1594–1665) [1] révèle la stratégie de chacun des acteurs du livre, auteur, éditeur, graveur, mais aussi la place de l’illustration dans sa conception et ses effets sur le lecteur. Faute de pouvoir aborder en quelques pages l’ensemble de son œuvre, nous avons choisi d’orienter cette étude sur ses livres de dévotion et leurs multiples rééditions.

Au début du XXe siècle, Henri Bremond indiquait :

 

Il y a d’affreux bavards qui délaient platement, interminablement, des banalités écœurantes et qui n’ont pas même le touchant mérite d’être ridicules. En revanche qui dira l’ennui malfaisant qu’exhalent tant d’autres livres pieux de cette époque, et, entre tous peut-être, l’in-folio de 848 pages dans lequel Puget de La Serre, conseiller du roi, historiographe de France, a recueilli ses Œuvres chrestiennes [2].

 

Pour fondés qu’ils soient, on ne peut se contenter de ces jugements expéditifs qui ignorent l’impact des livres de La Serre sur le public et leur longévité surprenante qui, de toute évidence, répond à une attente.

Les Œuvres chrestiennes mentionnées par Bremond se composent de onze livres parus entre 1626 et 1638, qui furent réunis en 1647 en un même ouvrage in-folio, édité à Paris chez Antoine de La Perrière, avec cinq autres écrits : La Vierge mourante sur le mont de Calvaire (1626) – Les Douces pensées de la mort (1627) – Les Pensées de l’éternité (1627) – Le Bréviaire des courtisans (1628) – L’Entretien des bons esprits sur les vanités du monde (1629) – Le Tombeau des délices du monde (1630) – Les Délices de la mort (1631) – Les Saintes affections de Joseph (1631) – Le Miroir qui ne flatte point (1632) – Les Merveilles de l’amour divin (1632) – Le Réveille-matin des dames (1638) [3]. Tous sont illustrés de cinq à huit planches, à savoir un frontispice, trois à sept gravures, le portrait du dédicataire et parfois celui de l’auteur. Les illustrations apparurent d’emblée indissociables du texte, puisqu’on en fit faire une copie à chaque nouvelle édition ; elles donnaient le ton de cette littérature édifiante, dérivée des Artes moriendi et destinée à un public laïc. Nous souhaitons ici en étudier les producteurs, éditeurs, dessinateurs et graveurs, en décrire l’iconographie privilégiée par La Serre, découvrir la raison d’être des copies et leur utilisation et enfin décrypter le rapport du texte et de l’image. On retiendra pour preuve de l’importance de l’illustration l’opinion du bibliographe Brunet, assez peu amène pour l’homme de lettres, qui, après avoir mentionné le Roman de la cour de Bruxelles, précise en 1862 :

 

Les autres ouvrages de cet écrivain trop fécond ne méritent guère d’être placés ici, cependant comme les gravures dont ils sont ornés les font rechercher aujourd’hui, nous allons en indiquer quelques-uns [4].

 

Les livres qu’il énumère sont ceux qui nous intéressent ici, bien qu’il ne cite aucune des copies auxquelles les gravures donnèrent lieu et qu’il ne nomme que les premières éditions, ou exceptionnellement les rééditions bruxelloises.

 

Les libraires

 

Alors que les premiers livres de La Serre datent de 1617-1618, ce n’est qu’à partir de 1626 qu’il investit la littérature dévote avec La Vierge mourante sur le mont de Calvaire, publiée à Paris, chez Courbé et Sommaville, et en 1627, à Paris également, mais chez Baragnes, des Pensées de l’éternité. Cette année-là, La Serre suivit Marie de Médicis en exil et s’installa à Bruxelles où Vivien publia les Douces pensées de la mort. Jusqu’en 1632, La Serre confia à Vivien, puis à Schoevaerts l’édition de neuf livres de dévotion qui furent immédiatement publiés à Paris, à Lyon et à Rouen. Exceptionnellement, en 1631, Le Tombeau des délices du monde parut également à Reims chez Edme Moreau [5] et Les Pensées de l’éternité à Douai, chez Balthazar Bellère [6].

A Paris et à Rouen [7], La Serre n’eut aucun éditeur attitré, alors qu’à Lyon ses livres furent d’abord édités par Jean Aymé Candy [8]. Il faut probablement y voir un choix délibéré de la part de l’auteur, qui était directement impliqué dans la diffusion de son œuvre, comme l’atteste le privilège de six ans qu’il prit en 1632 pour le Miroir qui ne flatte point [9]. Ce privilège explique sans doute les éditions successives à Bruxelles en 1632 par Schoevaerts, à Paris en 1633 par Soubron, puis en 1634 à Lyon par Drobet, Huguetan et Jacquemeton qui, le 19 septembre, obtinrent de l’auteur permission d’imprimer [10]. Ces livres furent également édités en Espagne, en Angleterre, en Italie et en Allemagne avec des copies des gravures originales tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècles, comme le prouve l’édition du Miroir qui ne flatte point (El Espejo que no adula) à Alcalá de Henares, en 1794.

 

Nicolaus Van Der Horst, Antoon Sallaert et Cornelius Galle

 

Neuf des onze livres ont été écrits et édités à Bruxelles. A chaque fois, La Serre s’est adressé aux mêmes dessinateurs, Nicolaus Van Der Horst (1598-1646), élève supposé de Rubens, et plus exceptionnellement Antoon Sallaert (av. 1590-1658) ; leurs dessins ont été gravés par Cornelius I Galle (1576-1656) et en 1632, pour Le Tombeau des délices du monde, par Lucas Vorsterman (1595-1675) et Pieter de Jode (1606–1674). Cette collaboration répétée entre La Serre, Van Der Horst et Galle explique l’unité iconographique et artistique de l’ensemble.

A l’exception des livres édités en premier lieu à Paris, comme La Vierge mourante sur le mont de Calvaire ou Les Pensées de l’éternité, les gravures exécutées en France sont des copies des estampes bruxelloises. Elles sont pour la plupart anonymes, mais à Lyon, on relève les noms de Claude Audran, de Jean Bonser et Culot, à Paris, ceux de Michel Lasne, Balthasar Moncornet, Jean Picart, Matheus et d’un certain NP, probablement Nicolas Picart, qui, avec Spirinx, apparaît le plus souvent. Jérôme David a signé la gravure des Pensées de l’éternité de l’édition rouennaise de 1652 parue chez Ferrand [11], mais dut travailler à Paris.

La plupart des gravures ont été exécutées spécialement pour le compte des libraires, mais leurs noms n’apparaissent pas sur les planches ; seules les gravures du Tombeau des délices du monde (Paris, 1630 [12]), dues à Moncornet, Firens et Matheus, portent l’excudit du libraire parisien Philippe Gaultier.

Les copies parisiennes sont directement faites d’après les originaux bruxellois, et servirent elles-mêmes de modèles aux gravures lyonnaises et rouennaises. Il arrive aussi que les éditions parisiennes se copient entre elles, comme pour le Miroir qui ne flatte point. Il n’est pas toujours facile de déterminer l’ordre des copies. Les originaux de Galle servent parfois de modèles à l’étranger, comme à l’édition d’Amsterdam en 1655, chez Gerrit van Goedesberg, du Miroir qui ne flatte point, mais aussi les copies parisiennes, comme le montre l’édition du même ouvrage parue à Alcalá de Henares en 1794, 162 ans après l’édition bruxelloise.

Le copiste inverse souvent son modèle, mais les gravures du Bréviaire des courtisans prouvent que ce n’est pas systématique. Les copies des copies inversent de nouveau la composition qui retrouve alors le sens de l’original [13], mais seuls quelques détails permettent de suivre cette filiation [14]. De copie en copie, le dessin de Van Der Horst est déformé et souvent méconnaissable. Les mises en pages deviennent maladroites, notamment dans le rapport des personnages avec l’espace [15]. Les expressions perdent leur subtilité. Si, en général, le format est respecté, contrairement à l’origine, l’édition amstellodamoise du Miroir qui ne flatte point présente des compositions en largeur : l’espace est dilaté et des personnages sont ajoutés.

 

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sommaire

* Je tiens à remercier les conservateurs des bibliothèques municipales d’Avignon, Bourg-en-Bresse, Châlons-en-Champagne, Douai, La Rochelle, Le Mans, Lille (Bibliothèque municipale et Bibliothèque universitaire), Lyon (Bibliothèque de l’Université catholique et Bibliothèque municipale), Mâcon, Metz, Nancy, Orléans, Rouen, Troyes et Valognes.

Les ouvrages dont nous ne précisons pas le lieu de conservation se trouvent à la Bibliothèque nationale de France (BnF).

[1] Voir notamment M. Israël, « Tristan l’Hermite et Puget de La Serre ou l’éducation sentimentale d’Eléonore de Berghe », Cahiers Tristan l’Hermite, III, 1981, pp. 24-30 ; Fr. Greiner, « Jean Puget de La Serre et le roman de cour », dans L’écrivain et ses institutions, sous la dir. de R. Marchal, Travaux de littérature, vol. 19, Genève, 2006, pp. 111-126 ; V. Meyer, « Un auteur du XVIIe siècle et l’illustration de ses livres », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, CLVIII, 2000, pp. 27-53 ; W. Ginzl, Puget de La Serre. Eine literarhistorische Charakterstudie, Rostock, Adlers Erben, 1936.
[2] Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Paris, Bloud et Gay, 1916-1933, vol. 1, pp. 323-325.
[3] Les cinq autres titres sont les suivants : La Charité sur son throne, Le Tombeau des athées, Cantiques sur les attributs de Dieu, La Tragédie de Thomas Morus, La Tragédie de Saincte Catherine. Exemplaires : Paris, Bibliothèque de La Sorbonne (cote :  Rés. TTA 3=17) et, par exemple, Bibliothèque d’Amiens Métropole (cote : Th 5453 E) ou Médiathèque d’Orléans (cote : Rés. A2626 ; plusieurs gravures ont été ajoutées à cet exemplaire, certaines proviennent d’autres ouvrages de La Serre comme le portrait en pied de Mazarin tiré du Panégyrique des hommes illustres, mais celles qui sont dans le volume de la Sorbonne manquent).
[4] J.-Ch. Brunet, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, Firmin Didot frères, 1862, t. 3, p. 860.
[5] Châlons-en-Champagne, Bibliothèque Georges Pompidou (cote : AF 21816). Les gravures sont exécutées par Edme Moreau ; certaines portent la mention : E. Moreau fe. Ex.. Sur Edme Moreau, voir V. Meyer, « Le graveur Edme Moreau », Gazette des Beaux-arts, mai-juin 1995, pp. 277- 302.
[6] Douai, Bibliothèque municipale (cote : X 1631/5).
[7] Sur l’édition, voir J.-D. Mellot, L’Edition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, Ecole des Chartes, 1998.
[8] Il en édita cinq : en 1630, Les Douces pensées de la mort, La Vierge mourante sur le mont de Calvaire et Le Tombeau des délices du Monde ; en 1631, L’Entretien des bons esprits ; en 1632, Les Saintes affections de Joseph.
[9] Sur cette implication de La Serre, voir V. Meyer, « Puget de La Serre et ses livres. Les livres de présentation chez Puget de La Serre », dans L’objet d’art en France du XVIe au XVIIIe siècle : de la création à l’imaginaire, Pessac, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2007, pp. 29-41 et « Hommages et dédicaces de Puget de La Serre à Richelieu », dans Richelieu, patron des arts, sous la dir. de J.-C. Boyer, B. Gaehtgens, B. Gady, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2009, pp. 443-464.
[10] Les libraires s’associèrent parfois pour financer l’entreprise, comme Mathurin Henault, Nicolas de La Vigne et Nicolas de La Coste à Paris en 1630 pour le Bréviaire des courtisans, ainsi que Huguetan et Jacquemeton à Lyon en 1634 pour le Miroir qui ne flatte point.
[11] Rouen, Bibliothèque municipale (cote : A-1607).
[12] BnF  (cote : D 40778).
[13] Exécutées en 1645 pour Bessin et Lesselin, les gravures de Louis Spirinx sont inversées par rapport aux modèles parisiens et retrouvent ainsi le sens des originaux de Galle.
[14] Dans la 1ère planche gravée par Matheus de la 2e édition parisienne de 1668, qui procède de celle de 1663, le costume du page de Philippe de Macédoine a été modernisé et le tapis supprimé.
[15] Il en est ainsi des arrière-plans des compositions du Miroir qui ne flatte point.