L’image et la fabrique du texte
Avant-propos

- Catherine Pascal,
Marie-Eve Thérenty
et Trung Tran
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Les articles réunis dans ce numéro spécial de Textimage sont le fruit des travaux menés à l’occasion d’un cycle de journées d’étude organisé par deux équipes de recherche de l’Université de Montpellier III en 2009 et 2010, l’IRCL et le RIRRA 21 [1]. Consacrées aux rapports entre littérature et illustration, envisagés dans une diachronie longue (du Moyen Age au XXIe siècle), ces journées entendaient explorer des corpus divers avec pour ligne de force un examen des régimes de l’illustration tenant compte du support qui l’accueille (manuscrit ou imprimé) et des processus herméneutiques ainsi mis en jeu. Il s’agissait alors d’inscrire l’étude de l’illustration littéraire au sein d’une histoire littéraire du support, prenant acte de la nécessité d’envisager le texte et ses images dans leur forme matérielle d’inscription, d’observer leurs métamorphoses dans les lieux mêmes de leur fabrication et d’éclairer le rôle crucial joué par les acteurs qui président à leur constitution et à leur diffusion.

L’image prend ainsi place dans un espace textuel qu’il convient de considérer tout autant comme un espace visuel, au sein desquels l’image peut s’avérer jouer un rôle structurant et/ou signifiant, comme le montre Julia Drobinsky à propos du Voir Dit de Guillaume Machaut. Ce texte composite du XIVe siècle, mêlant récits en vers, lettres en prose et poèmes lyriques, est le support d’une iconographie particulièrement développée – jusqu’à 37 miniatures pour l’un des manuscrits. De l’étude du point d’insertion des images dans le texte et des sujets représentés ainsi que de la comparaison avec un ouvrage antérieur de G. Machaut, en l’occurrence le Remède de Fortune qui, comme le Voir Dit, associe passages narratifs et poèmes lyriques et est richement enluminé, Julia Drobinsky conclut que les miniatures du Voir Dit, en ne servant pas de marqueurs des pièces rapportées dans le texte, traduisent en fin de compte « la désaffection du lyrisme ». Les différentes mutations que vont subir au fil du temps ces espaces textuels et visuels que sont le livre et la page vont de fait induire de nouvelles modalités de lecture. Observant les formes de l’illustration au XVIIIe siècle des points de vue techniques de « la ligne » et de « la page », Benoît Tane met ainsi en évidence « l’hétérogénéité radicale » du livre illustré à cette époque. Après avoir montré que « l’art de la ligne », en raison des techniques de gravure utilisées, devient « art de saturation des lignes », à l’origine de brouillages, il oppose à une conception figée du « livre bibelot » héritée des Goncourt où texte et illustration s’associeraient harmonieusement, celle, mouvante, d’un livre illustré issu d’opérations de « montage », pour ne pas dire de « bricolage ». On le voit, les éditions illustrées de textes littéraires gagnent à être examinées à l’aune des spécificités techniques dont elles relèvent, et qui montrent l’importance que revêt l’objet livre. Catherine Soulier fait écho à cette pensée de la forme en proposant une étude sur Edmond Jabès et Pascal Quignard qui sont tous deux, dans une postérité mallarméenne, obsédés par la question du Livre et qui ont rencontré des peintres « tarabustés de même ». Jabès a travaillé avec Raquel Lévy, la fondatrice des éditions Orange export Ltd, pour Des deux mains, et Pascal Quignard a composé avec Pierre Skira une œuvre double, Les Septante. L’article compare ces deux entreprises qu’au premier abord tout semble opposer mais qui se rejoignent parce qu’elles proposent au livre un double miroir.

Force est donc de reconnaître que l’illustration littéraire se situe à la croisée d’une poétique des textes et de l’esthétique du support et il importe, dans cette perspective, de considérer l’image dans son contexte tant matériel qu’historique d’apparition. De tels présupposés impliquent encore un examen de l’illustration (peinte, gravée ou imprimée) comme le lieu ou le produit d’énonciations multiples. Nés de la rencontre entre artistes, écrivains et éditeurs, les textes illustrés sont ainsi le fruit d’une relation triangulaire, tantôt concordante, tantôt dissonante, si bien que l’image devient apte à délivrer un discours dont il convient d’examiner la portée critique quand il ne s’agit pas d’interroger les jeux interprétatifs auxquels elle ouvre. Programmes iconographiques voulus et contrôlés par l’auteur du texte, illustrations décidées par le seul éditeur, harmonieuses collaborations entre artistes et écrivains…, les configurations sont multiples et donnent lieu à des dispositifs plastiques, matériels et éditoriaux aussi divers que le sont les relations illustratives qui unissent images et textes. S’intéressant à la transposition iconographique de sujets littéraires, Marie-Claire Planche éclaire ainsi les rapports qu’entretiennent le texte et l’image en étudiant divers types d’illustrations (frontispices / portraits d’auteur / illustrations narratives…) réalisées par des anonymes ou de grands noms de la gravure des XVIIe et XVIIIe siècles (Abraham Bosse, François Chauveau, Jacob Folkema…) qui mirent leurs talents au service de non moins grandes œuvres (L’Enéide, Don Quichotte, L’Ariane…) ou célèbres auteurs (Scarron, Corneille, Racine…). De fait, si l’image illustre le texte, elle peut tout autant vouloir en illustrer – en rendre illustre – l’auteur. Faisant publier en 1648 un petit ouvrage en l’honneur du poète Vincent Voiture, disparu cette année-là, Paul Scarron fait précéder le texte de son propre portrait-frontispice qu’il a lui-même commandé auprès du dessinateur et graveur florentin Stefano Della Bella. Olivier Leplatre analyse comment, en s’affranchissant volontairement des conventions iconographiques habituelles de la représentation « frontispicielle » de l’écrivain en majesté, cette image « polémique » (un homme vu partiellement de dos, caché derrière son fauteuil) s’accorde parfaitement non seulement avec la posture provocatrice du poète satirique mais également avec la tonalité subversive de son écriture, tout en préparant l’avènement du texte préfaciel, où Scarron recompose son autoportrait, verbalement cette fois. Dans ce jeu de « figurations » et de « défigurations », où Scarron reprend « corps » en lieu et place de Voiture, se décèlerait le désir de l’auteur comique de partager le sort divin réservé aux poètes sur le Parnasse et de vivre éternellement. Qu’il s’agisse de portraits du poète en majesté – dont ce frontispice constitue une remarquable variante –, d’images de l’auteur à son pupitre (écrivant ou lisant, seul ou pris dans une scénographie le confrontant à d’autres protagonistes), de figurations du livre (ouvert, fermé, transmis…) ou d’allégories des Muses, ces différents modes de figuration auctoriale peuvent être rattachés à toutes ces représentations iconographiques de l’invention et de l’inspiration, de l’écriture en marche ou de la voix prenant en charge le texte dont elles constituent bien souvent le seuil (dans l’espace du frontispice ou dans les premières pages du livre). A travers une étude comparative de deux formes reposant sur un composé d’images et de textes – la bande dessinée contemporaine et la littérature emblématique des XVIe et XVIIe siècles –, Laurence Grove invite précisément à explorer cette « réflexion » de la création littéraire et artistique au miroir de l’image, l’effet de mise en abyme ainsi produit « illustrant », dans les deux sens du terme, l’invention littéraire. Loin de se cantonner à la figuration liminaire de l’« écrivant », les cas examinés par L. Grove attirent l’attention sur la façon dont l’image investit le territoire de la métafiction autobiographique ou fictive pour en devenir un rouage essentiel.

 

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[1] Ce cycle fait l’objet d’une double publication dont le présent numéro de Textimage accueille le premier volet. Le second volet prendra la forme d’une publication papier à paraître aux Classiques Garnier sous le titre, Image, autorité, auctorialité.