
Images marginales de quelques manuscrits
      arrageois : montage et sens
        - Myriam White-Le Goff
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Fig. 22. Missale romanum, XIVe s., Ms 278 

Fig. 23. Manuscrit français, XIIIe s., Ms 1043 

Fig. 24. Biblia Sacra, XIIIe s., Ms 790 

Fig. 25. Biblia sacra, XIIIe s., Ms 561 

Fig. 27. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 229 

Fig. 29. Breviarium, XIVe s., Ms 725 

De fait, les manuscrits  arrageois comportent d’assez nombreuses scènes de chasse et quantité d’oiseaux  se perchent sur les branchages de leurs bordures. La chasse serait une forme de  tribut au goût cynégétique de la clientèle des manuscrits. Le premier folio du  manuscrit 278 (fig. 22) présente une scène de chasse, avec un personnage qui corne, qui peut s’inscrire dans un jeu de montages et d’échos internes entre  différentes figures de sonneurs dont certaines sont présentes sur le même  folio. Une très belle image figure aussi au folio 13r du manuscrit 1043 (fig. 23). Comme pour d’autres motifs, la chasse s’inverse souvent et la proie  poursuit le prédateur, comme au folio 149 du manuscrit 790 (fig. 24), peut-être  non sans rapport avec le chien de la miniature qui a l’air si apeuré. L’époque  apprécie beaucoup le renversement des rapports de force et la victoire du  faible sur le fort, sur le modèle de David vainqueur de Goliath. D’activité  aristocratique, la chasse prend une coloration mythique et symbolique quand  c’est un satyre qui s’y livre à l’encontre d’un cerf à allure christique. C’est  une des lectures qu’on peut avoir des images marginales du folio 103r et 46v du  manuscrit 561 (figs. 25 et 26  ). Le cerf est également l’image traditionnelle de  l’homo viator, chrétien pérégrinant, exilé dans le monde depuis le Psaume 41, en passant par les bestiaires. Il est  poursuivi par des chiens de chasse qui sont autant de figures du diable. Une  fois encore, le processus de montage fonctionne également au plan de la  signification puisque l’image « réaliste » et la production  imaginaire se superposent et utilisent au moins en partie les mêmes motifs.
). Le cerf est également l’image traditionnelle de  l’homo viator, chrétien pérégrinant, exilé dans le monde depuis le Psaume 41, en passant par les bestiaires. Il est  poursuivi par des chiens de chasse qui sont autant de figures du diable. Une  fois encore, le processus de montage fonctionne également au plan de la  signification puisque l’image « réaliste » et la production  imaginaire se superposent et utilisent au moins en partie les mêmes motifs.
Des mots et des images : montages, jeux, décalages
Nous avons observé  jusqu’ici comment les images marginales se construisent par association  d’éléments hétérogènes, comment elles se font écho au sein du folio, du  manuscrit et même d’un manuscrit à l’autre. Nous avons compris comment leur  signification joue de ces montages associatifs et n’apparaît pas univoque mais  surajoute une lecture à une autre. C’est que, fondamentalement, l’image tient  lieu de symptôme et travaille comme le mot d’esprit. Jean Wirth évoque un  « recours délibéré au non-sens » [15]. C’est juste. Mais nous  préférerons considérer la forme d’absurdité ou de gratuité de certaines images  marginales à la lumière de théories de l’image récentes. Ainsi, à la suite de  Georges Didi-Huberman, devant l’énigme que constitue souvent l’image marginale,  j’en appellerai à sa « valeur de déformation » et au « jeu des  ruptures logiques » [16]. Cette idée convient  parfaitement à l’analyse des images marginales car, comme le souligne Georges  Didi-Huberman, le symptôme se situe entre une approche phénoménologique et une  approche sémiologique [17]. C’est à ce croisement  que se trouve tout chercheur devant l’image marginale. Nous l’avons vu, entre  l’apparence de l’image marginale et sa motivation s’élabore un véritable  cheminement analogique et métaphorique à différents degrés, comme dans l’image  du folio 655 du manuscrit 229 (fig. 27  ) où un singe  pécheur se fait voler sa prise par un renard [18]. L’image devient fixation  d’une scène digne d’une fable ou d’un fabliau animalier. Le renard est  visiblement dans son rôle de trickster. Mais on ne doit pas exclure une  lecture plus morale qui associe le singe à une apparence du démon qui va à la  pêche aux âmes, avec une analogie entre pécheur et pêcheur, particulièrement  dans un manuscrit religieux. Mais il faut encore se souvenir des métaphores  utilisées dans les Arts de mémorisation, dans le contexte monastique, où la  pêche est l’action d’organiser et de mémoriser des références pieuses. Cette scène  de pêche ferait alors écho aux scènes de chasse au lièvre, par exemple, puisque  le lièvre, réputé silencieux, rappelle le rôle du silence dans le rapport au  texte médiéval dont la lecture est avant tout orale mais dont la méditation  peut se faire dans le silence et/ou la prière. Ainsi l’image devient symptôme  non seulement d’un fonctionnement iconographique mais d’un rapport au sens, y  compris des textes qu’elle accompagne.
) où un singe  pécheur se fait voler sa prise par un renard [18]. L’image devient fixation  d’une scène digne d’une fable ou d’un fabliau animalier. Le renard est  visiblement dans son rôle de trickster. Mais on ne doit pas exclure une  lecture plus morale qui associe le singe à une apparence du démon qui va à la  pêche aux âmes, avec une analogie entre pécheur et pêcheur, particulièrement  dans un manuscrit religieux. Mais il faut encore se souvenir des métaphores  utilisées dans les Arts de mémorisation, dans le contexte monastique, où la  pêche est l’action d’organiser et de mémoriser des références pieuses. Cette scène  de pêche ferait alors écho aux scènes de chasse au lièvre, par exemple, puisque  le lièvre, réputé silencieux, rappelle le rôle du silence dans le rapport au  texte médiéval dont la lecture est avant tout orale mais dont la méditation  peut se faire dans le silence et/ou la prière. Ainsi l’image devient symptôme  non seulement d’un fonctionnement iconographique mais d’un rapport au sens, y  compris des textes qu’elle accompagne.
Dans l’univers marginal,  nombre de créatures mordent les feuilles d’acanthes ou dévorent les fruits que  portent les lianes marginales. Elles sont autant d’images concrètes de l’idée  qu’on se faisait de la lecture comme manducation [19], ruminatio du texte, qu’on mâchait et gardait en bouche pour en  extraire toute la saveur. Il en va ainsi aux folios 418 et 473 du manuscrit 725 (figs. 28  et 29), par exemple. Le phénomène même de lecture est évoqué explicitement  dans les marges, quand des créatures semblent assimilées à des lecteurs. On  remarque l’hybride lecteur  du folio 188v manuscrit 1043 (fig. 30
 et 29), par exemple. Le phénomène même de lecture est évoqué explicitement  dans les marges, quand des créatures semblent assimilées à des lecteurs. On  remarque l’hybride lecteur  du folio 188v manuscrit 1043 (fig. 30  ). C’est  encore le cas pour le singe du folio 7 du manuscrit 47 (fig. 31
). C’est  encore le cas pour le singe du folio 7 du manuscrit 47 (fig. 31  ). Ces  évocations suggèrent une mise en abyme du travail de lecture mais sont  également des allusions humoristiques. Jean Wirth rappelle qu’Arras « présente en effet une intense activité poétique  dont l’humour est assez comparable » à celui des images marginales [20]. Comme je l’ai déjà  montré dans un précédent article [21], la substance même du  texte peut être considérée comme un élément du montage de l’image, comme dans l’image d’un vilain qui file au folio 208v du  manuscrit 47 (fig. 32) ou dans celle du chevalier qui file du folio 32 (fig. 33
). Ces  évocations suggèrent une mise en abyme du travail de lecture mais sont  également des allusions humoristiques. Jean Wirth rappelle qu’Arras « présente en effet une intense activité poétique  dont l’humour est assez comparable » à celui des images marginales [20]. Comme je l’ai déjà  montré dans un précédent article [21], la substance même du  texte peut être considérée comme un élément du montage de l’image, comme dans l’image d’un vilain qui file au folio 208v du  manuscrit 47 (fig. 32) ou dans celle du chevalier qui file du folio 32 (fig. 33  ) du même manuscrit. Ces deux images peuvent d’abord apparaître énigmatiques  puis satiriques : des hommes, présentant des attributs chevaleresques,  semblent se livrer à des activités plutôt féminines, ce qui pourrait  stigmatiser leur faiblesse, leur manque de courage, voire leur homosexualité.  Cela pourrait encore procéder d’un jeu d’inversion, comme nous l’avons déjà  souvent constaté dans les marges. Mais ces activités sont en lien indirect avec  l’étymologie même de « teste » qui a d’abord désigné les Evangiles en  ancien français, à partir de textum, lui-même issu du verbe « tisser »,  même si on demeure ici au niveau du filage. On sait l’analogie courante entre  le travail du texte et le tissage [22]. En ce sens, cette image  peut faire sourire mais elle peut aussi entrer dans un questionnement plus  large et plus grave concernant les rapports entre clergie et chevalerie, entre  ces figures de chevaliers et ceux qui font les textes, entre ceux qui les  commanditent et ceux qui les produisent. Quoi qu’il en soit, c’est  l’ambivalence de l’image qui ressort avant tout. On ne sait quelle leçon en  tirer, si ce n’est celle d’une conception dérisoire des activités et des  personnages ainsi mis en relation.
) du même manuscrit. Ces deux images peuvent d’abord apparaître énigmatiques  puis satiriques : des hommes, présentant des attributs chevaleresques,  semblent se livrer à des activités plutôt féminines, ce qui pourrait  stigmatiser leur faiblesse, leur manque de courage, voire leur homosexualité.  Cela pourrait encore procéder d’un jeu d’inversion, comme nous l’avons déjà  souvent constaté dans les marges. Mais ces activités sont en lien indirect avec  l’étymologie même de « teste » qui a d’abord désigné les Evangiles en  ancien français, à partir de textum, lui-même issu du verbe « tisser »,  même si on demeure ici au niveau du filage. On sait l’analogie courante entre  le travail du texte et le tissage [22]. En ce sens, cette image  peut faire sourire mais elle peut aussi entrer dans un questionnement plus  large et plus grave concernant les rapports entre clergie et chevalerie, entre  ces figures de chevaliers et ceux qui font les textes, entre ceux qui les  commanditent et ceux qui les produisent. Quoi qu’il en soit, c’est  l’ambivalence de l’image qui ressort avant tout. On ne sait quelle leçon en  tirer, si ce n’est celle d’une conception dérisoire des activités et des  personnages ainsi mis en relation.
[15] J. Wirth, Les Marges à drôleries  des manuscrits gothiques, op. cit., p. 37 d.
[16] « On se souvient  qu’après s’être confronté à l’énigme trop visible des symptômes hystériques, il  (Freud) s’engagea dans l’inquiétante et mouvante voie du rêve comme dans la  « voie royale qui mène à la connaissance (Kenntnis, et non pas Wissenschaft)  de de l’inconscient » (Freud, L’Interprétation  des rêves, p. 517). On se souvient que la voie en question devait le  ramener à une compréhension plus décisive et nouvelle de la notion de symptôme.  Manière décisive et nouvelle de voir :  voilà pourquoi il faut s’y arrêter lorsque l’image nous prend au jeu du  non-savoir. C’est avec le rêve et c’est avec le symptôme que Freud a brisé la  boîte de la représentation. Avec eux qu’il a ouvert, c’est-à-dire déchiré et  dégagé, la notion d’image. Loin de comparer le rêve avec un tableau ou avec un  dessin figuratif, il insistait au contraire sur sa valeur de déformation (Entstellung) et sur le jeu des ruptures  logiques dont le ‘spectacle’ du rêve se trouve si souvent atteint, comme d’une  pluie perforante.» (G. Didi-Huberman, Devant  l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 176).
[17] « L’intérêt  méthodologique d’exprimer cette notion picturale du pan en termes de symptômes  réside avant tout dans le fait que le concept de symptôme, concept à double  face, est lui-même à l’exacte limite de deux champs théoriques : un champ  d’ordre phénoménologique et un champ  d’ordre sémiologique. Or tout le  problème d’une théorie de l’art réside dans l’articulation de ces deux champs,  ou de ces deux point de vue […] » (Ibid., p. 309).
[18] J’ai déjà présenté et analysé cette image dans mon article intitulé « De quelques marges de manuscrits  arrageois : le texte au défi de l’image », art. cit. On y retrouvera  également une partie des analyses du début de cette troisième partie.
[19] « L’acte de lire s’accompagne d’un plaisir oral. Le lecteur  marmonne, bourdonne, rumine, mâche le texte, lèche sa douceur ; elle  l’enivre, il s’en repaît. ‘De même que nous recevons la nourriture par notre  bouche, par le pouvoir de l’intelligence nous recevons la nourriture de la  sainte lecture. Et (…) de même que nous mâchons la nourriture avec nos dents,  par l’exercice de la méditation nous sommes à même de goûter les subtilités du  pain de la lecture, qui donne la vie’ (Hugues de saint Victor, Sermon XXI (PL  177, 937 AC)).  Quand le lecteur savoure le fruit de sa lecture, il bourdonne comme une  abeille. Les voces paginarum sortent de sa bouche en un léger  murmure » (O. Boulnois, Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel  au Moyen Age, Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, « Des Travaux »,  2008, p. 99).
[20] J. Wirth, Les Marges à drôleries  des manuscrits gothiques, op. cit., p. 90.
[21] Voir mon article, « De  quelques marges de manuscrits arrageois : le texte au défi de  l’image », art. cit.
[22] « Très tôt, le Moyen Age associe au geste d’écrire tous ceux  qu’implique l’artisanat du tisserand, mais aussi du teinturier et du  couturier », R. Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latin à  l’esthétique du roman médiéval, Le Bel Inconnu, Amadas et Ydoine, Paris,  Champion, 1998, p. 11. Sur le lien entre filage et parole, voir aussi  S. Ballestra-Puech, Les Parques, Essai sur les figures féminines du  destin dans la littérature occidentale, Toulouse, Editions universitaires  du Sud, « Etudes littéraires », 1999, p. 165 : « Si les  Parques chantent et filent, tissent et écrivent le destin, ce n’est donc pas le  fait d’une rencontre fortuite, mais bien parce qu’il existe un lien essentiel  entre le fil du destin et la parole qui le révèle. Il s’agit d’une parole  efficace, de type magique, qui accompagne le geste des fileuses et lui confère  sa dimension fatidique. Ce lien originel entre les deux activités des Parques  n’a pas toujours été conservé mais il resurgit sur le mode métaphorique, grâce  à la fortune que connaissent les images empruntées au filage et au tissage dans  le domaine de la rhétorique ».
