The Grammar of Ornament d’Owen Jones
ou comment réformer les arts décoratifs
victoriens par l’emprunt, la copie, le montage

- Isabelle Gadoin
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Fig. 1. O. Jones et J. Goury, Plan de la casa
real Arabe
, 1842

Fig. 2. O. Jones et J. Goury,
Patio de la Alberca, 1842

Fig. 3. O. Jones et J. Goury, Plans,
Sections, Elevations and Details of
the Alhambra
, 1842

Le nom d’Owen Jones est bien connu en Angleterre, comme celui de l’un des principaux théoriciens et réformateurs des arts visuels au XIXe siècle, annonçant et préparant la vaste entreprise de rénovation du style et du goût que poursuivra le mouvement des « Arts and Crafts », dans le dernier quart du siècle. Pourtant, à l’exception de Michael Darby dans sa thèse non publiée Owen Jones and the Eastern Ideal [1], et de John Sweetman dans The Oriental Obsession [2], il me semble que l’accent n’a pas été suffisamment placé, jusqu’ici, sur la provenance fondamentalement allogène des motifs décoratifs ainsi que des principes théoriques de Jones. Car c’est dans les civilisations passées (et parfois même disparues) des pays orientaux, notamment de culture islamique, que Jones alla puiser une large part de son inspiration pour une « modernisation » ou une redéfinition des arts décoratifs britanniques. Bannissant la figuration, les cultures d’islam offraient en effet une contrepartie stylisée et géométrique, voire épurée, qui aurait presque pu paraître minimaliste au regard des surenchères décoratives typiques des intérieurs victoriens…

Allant puiser en Orient les matériaux et les idées visant à rénover l’art d’Occident, Jones était bien l’enfant de son siècle – celui de l’impérialisme triomphant et de l’extension du domaine colonial. Or la logique colonialiste procède, dans son principe comme dans sa pratique, par démontage et remontage : sur le plan cartographique, tout d’abord, en gommant les frontières géographiques et historiques de certains états pour les « remonter » au sein d’un ensemble plus large (le domaine colonial) sur une carte du monde sans cesse redessinée ; mais aussi sur un plan économique et matériel, puisque les colonies furent exploitées comme source de matières premières, comme réservoir de main d’œuvre, ou gigantesque musée à l’air libre à piller à volonté – comme terrain, donc, d’où extraire le maximum de biens.

Cette logique de la collecte était également celle de la collection. La critique postcoloniale, à commencer par Edward Said, a bien souligné la collusion trouble entre l’entreprise colonisatrice et la constitution progressive de collections artistiques, qu’elles aient été privées ou publiques. Et l’entreprise d’Owen Jones, consistant à aller chercher en Orient des motifs décoratifs dont les arts européens pourraient à l’avenir se servir, participe de cette même démarche fondée sur le prélèvement et l’échantillonnage – en un mot un art du démontage.

Ce n’était là cependant que la première phase d’un long processus de réappropriation des motifs étrangers, puisque l’innovation de Jones consista aussi à remonter ces exemples visuels sous la forme d’une impressionnante encyclopédie, ou anthologie de motifs issus des cultures du monde. Au fil de ses diverses publications, que je m’emploierai à décrire dans un premier temps, Jones ne cessa en effet de reproduire, redistribuer, ré-exploiter ces motifs en une opération continue de montage et de remontage – pour en arriver à cette étrange utopie, dont témoigne le titre The Grammar of Ornament : celle d’un possible langage des formes et des couleurs, dans lequel les motifs décoratifs joueraient, si l’on peut dire, le rôle des unités de première articulation, auxquelles un certain nombre de règles de démontage et de remontage, que Jones s’applique à énumérer et à expliciter, fourniraient une supposée « grammaire ». C’est sur cette notion d’une « grammaire » visuelle, fonctionnant séquentiellement par démontage-montage-remontage, que mon propos s’arrêtera dans un second temps. Owen Jones n’était pas le seul tenant de cette « grammaire visuelle » dans la seconde moitié du XIXe siècle, très marquée par la prégnance du « modèle philologique » [3] – tout particulièrement dans le champ de l’orientalisme, fondé sur l’analyse historique des langues européennes et orientales et de leurs racines communes, comme dans l’indo-européen. Mais il fut l’un des tout premiers à l’exprimer de manière presque didactique, et ses idées se répandirent comme une traînée de poudre à un moment de l’histoire qui avait bien besoin de déguiser ses visées impérialistes sous l’idéal conciliateur d’une langue universelle des formes et des couleurs.

 

I. Plans, Sections, Elevations and Details of the Alhambra : l’architecture « hispano-mauresque », base des réflexions d’Owen Jones

 

Né à Londres en 1809, Owen Jones commença à l’âge de seize ans des études d’architecte à la Royal Academy (1829-1831). Mais plus sans doute que la formation reçue en Angleterre, ce sont les voyages en Orient qui déterminèrent ses conceptions esthétiques. Dans un périple qui n’est pas sans rappeler le Grand Tour servant à former les perceptions et les goûts des aristocrates et intellectuels du XVIIIe siècle, Jones commença par visiter l’Italie, la Sicile, la Grèce, dès 1831 ; puis, accompagné du français Jules Goury (1803-1834), qui partageait sa curiosité pour l’architecture islamique, et notamment son utilisation des motifs géométriques et de la polychromie dans les décors monumentaux, il poursuivit par une exploration de l’Egypte, de la Turquie (passant six mois à Constantinople) et finalement de l’Espagne andalouse [4], au printemps 1834. A Grenade, ils entreprirent un relevé systématique du palais de l’Alhambra, vaste complexe fortifié de jardins et de bâtiments dont l’édification avait commencé sous la dynastie des Nasrides (1232-1492), et dont ils enregistrèrent systématiquement les plans (fig. 1), les détails ornementaux et les inscriptions (fig. 2). Les résultats de ces travaux parurent entre 1842 et 1845 sous forme d’un volume intitulé Plans, Sections, Elevations and Details of the Alhambra [5]. Désireux de rendre pleinement visible la polychromie caractéristique de l’architecture islamique, Jones s’improvisa pour l’occasion lithographe-inventeur, allant jusqu’à se rendre à Paris auprès des grands chimistes Michel-Eugène Chevreul et Jean-François-Léonor Mérimée pour travailler sur la question des encres colorées, et raffiner le procédé de la lithographie en couleurs, ou chromolithographie (fig. 3).

Quoique l’énumération du titre, Plans, Sections, Elevations and Details of the Alhambra – with a Complete Translation of the Arabic Inscriptions, laisse présager une démarche analytique, reposant sur une fragmentation de la vision, l’ouvrage reste en réalité de facture relativement classique. C’est d’abord un ouvrage bavard, qui s’ouvre sur une brève notice rédigée par l’érudit Pasqual de Gayangos (1809-1897) présentant l’histoire de la ville depuis sa conquête par les Arabes jusqu’à leur expulsion par les rois catholiques : « A Historical Notice of the Kings of Granada from the conquest of that city by the Arabs to the expulsion of the Moors ». Suivent des chapitres présentant successivement les principales unités constitutives de cet immense complexe palatial ; et même si le contenu de ces chapitres est rigoureusement descriptif (s’achevant systématiquement sur une transcription et une traduction des inscriptions arabes calligraphiées qui forment une forme du décor architectural), on saisit que la logique globale de l’ouvrage est implicitement narrative : les deux premières illustrations en couleur montrent le plan global de la forteresse, suivi d’un plan plus détaillé des divers palais, et l’ordre des chapitres correspond tout à fait à ce que pourrait être le mouvement d’une visite guidée à travers la forteresse. Dans cet agencement séquentiel des chapitres, le positionnement des illustrations lui-même devient signifiant : ainsi les planches en noir et blanc illustrant le portail d’entrée du « Patio de la Alberca », et celui de la « Sala de las dos Hermanas » précèdent-elles le chapitre qui leur est consacré, comme si le lecteur devait symboliquement passer le seuil de ces portails illustrés pour arriver à la description technique du lieu.

 

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[1] M. Darby, Owen Jones and the Eastern Ideal, these non publiée, Londres, 1974.
[2] J. Sweetman, The Oriental Obsession: Islamic Inspiration in British and American Art and Architecture 1500-1920, Cambridge UP, 1988.
[3] Voir le titre de l’article de Dominique Jarrassé, « Ethnicisation de l’histoire de l’art en France 1840-1870 : le modèle philologique », dans Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle, volume dirigé par Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin, Paris, Collège de France / INHA (la Documentation française), 2008, pp. 337 et 340.
[4] Pour le détail précis de ces voyages et de ces diverses étapes, voir l’article de S. Searight, « Owen Jones: Travel and the Vision of the Orient », dans Alif, Journal of Comparative Poetics, n°26, 2006, pp. 131-137.
[5] Voir version originale sur le site archive.org (consulté le 29 janvier 2016).