Alexander Kluge : démonter et remonter
le « textimage » de l’histoire

- Jean-Pierre Dubost
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Dans la cinquième de ses thèses « sur le concept d’histoire », Walter Benjamin distingue l’illusion historienne de reconstitution d’images immobiles du passé de la nécessité de penser dans l’instant historique l’impensé que l’image vise. C’est dans cette 5e thèse que se trouve formulée la définition de l’image « authentique » du passé, qui doit être, selon Benjamin « unique et irremplaçable » :

 

L’image authentique du passé n’apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais dans l’instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu’attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de vérité en matière d’histoire. Il s’appuie bien plutôt sur le vers du Dante qui dit : c’est une image unique, irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su se reconnaître visé par elle [1].

 

Il n’est pas question de pousser ici plus loin l’analyse très complexe de ce que signifient chez Benjamin les rapports entre messianisme et matérialisme, mais deux mots tout de même. Si Benjamin insuffle dans le matérialisme dialectique le messianisme juif, c’est par lucidité tragique et contre la paresseuse tendance de la théorie marxiste à concevoir d’avance l’histoire à venir comme conséquence heureuse de l’action politique tournée vers le temps futur: l’ange de l’histoire a le dos tourné vers le futur, mais un violent courant d’air l’aspire en même temps devant la contemplation de l’histoire comme champ de ruines. L’historicisme ne pense pas le temps parce qu’il le remplit comme une forme vide par une pure addition de présents. Le choc, le blocage, le négatif d’un instant historique obligent au contraire à interroger ce que Benjamin nomme la monade d’un présent, qui permet de faire éclater l’illusion d’un continu par l’image d’un présent arraché au continu.

Tenons-nous en à ces quelques remarques préliminaires, qui nous permettront d’éclairer le traitement du « textimage » de l’histoire chez Alexander Kluge, même si bien des choses opposent la pensée de Benjamin à la pratique d’Alexander Kluge, qui est profondément marquée par le renouveau critique en Allemagne après la seconde guerre mondiale, par la proximité avec l’école de Francfort et par les expérimentations esthétiques des années 1960 en Allemagne dans le cinéma et la littérature. Il ne reconduit pas la pensée très particulière de Benjamin, même si la proximité peut parfois être grande de l’un à l’autre, notamment par le truchement d’Adorno.

Il ne s’agit pas ici de s’engager dans le dédale de questions que soulève cette conception benjaminienne de l’image authentique du passé, mais simplement de prendre comme point de départ cette co-présence de l’image et de l’instant historique dont parle la 5e thèse de Benjamin sur le concept d’histoire. Alors qu’elle s’insère chez Benjamin dans une immense et complexe construction poético-idéelle extatique, chez Alexander Kluge la distinction entre l’illusion d’un passé donné comme tel et reconstructible par addition de segments temporels et l’interrogation par le travail sur l’image de l’impensé des forces à l’œuvre dans l’histoire passe précisément par un immense travail de montage et de démontage de l’image et de l’instant historique, que Kluge mène parallèlement depuis les années 60 à la fois comme cinéaste et comme écrivain.

L’œuvre de Kluge est considérable et nous ne donnerons ici que quelques repères [2]. Après avoir été l’assistant de Fritz Lang, Kluge est devenu l’une des figures majeures du nouveau cinéma allemand dès les années 60, bien qu’il soit en France bien moins connu que Wenders, Fassbinder ou Schlöndorff, avec lesquels il a pourtant tourné ensemble l’un de ses films les plus courageux, Deutschland im Herbst (consacré à la mort de Hans Baader et Ulrike Meinhoff dans la prison de Stammheim à Stuttgart).

Son activité créatrice se partage et s’articule depuis des décennies entre textes et images, entre films (23 longs métrages et plus de 1000 émissions de télévision), récits et essais, écriture critique et invention esthétique. De la pratique cinématographique à l’écriture, les liens sont constants. Parallèlement il poursuit avec le philosophe Oskar Negt depuis plus de quarante ans un long travail d’ordre critique, fondé sur un effort monumental de théorisation du monde capitaliste avancé, dans le sillage direct de l’école de Francfort. Les implications de cette somme théorique sans cesse reprise et augmentée, Geschichte und Eigensinn (Histoire et entêtement) sont considérables. C’est comme si Deleuze et Guattari avaient pu poursuivre ensemble et jusqu’à aujourd’hui la rédaction de Mille Plateaux ! La dernière version de l’ouvrage intitulée Der unterschätzte Mensch (L’Homme sous-estimé) est un immense 'textimage' de 2500 pages. Il y aurait tant à dire que je ne pourrais qu’y faire allusion en en tirer des exemples. J’ajoute que ce n’est qu’une toute petite partie de son œuvre qui a été traduite en français, et sa réception, autant comme cinéaste que comme écrivain, est encore très limitée chez nous, de même que l’ampleur de son travail de cinéaste n’est pas encore connue. Son œuvre a en tout cas la profonde cohérence d’un projet véritablement « textimage » (que je n’écrirai qu’en un seul mot en hommage au nom de cette revue).

L’un de ses derniers livres paru en 2007, Geschichten vom Kino, «Histoires du cinéma » va nous permettre d’aller droit au but. A commencer par le titre. Il ne s’agit pas d’une énième « Histoire du cinéma ». Le mot histoire, délibérément écrit au pluriel, aborde l’histoire dans sa dimension « micrologique », pour employer le terme d’Adorno. Ce qui ne signifie pas la disparition de l’idée d’histoire, mais la nécessité critique de décomposer son image globale épique ou son image locale anecdotique et par là de créer une distanciation afin d’empêcher qu’on la reçoive et comprenne comme une seule et même image, comme un seul et même texte que ne distinguerait qu’une différence d’échelle. Le petit récit (le moment historique anecdotique) n’est pas un petit segment du grand. Il en est le moment critique. Qu’il s’agisse de la mise à mort par électrocution d’un éléphant racontée par un ouvrier assistant le travail de tournage d’Edwin S. Porter (le film devrait se situer entre 1900 et 1909), du récit d’un scénario proposé à Fritz Lang avant son immigration aux USA sur la base d’un roman évoquant la décomposition de l’Autriche-Hongrie en 1918 par le truchement d’un épisode très romanesque qui aurait pu donner lieu à un film qui serait alors entré dans l’histoire du cinéma [3], du récit de la parade militaire du 31 décembre 1918 à Paris ; de l’un des textes les plus longs du livre consacré à « 14 manières de décrire la pluie » [4] ; du récit de la dernière représentation cinématographique à la chancellerie du 3e Reich en 1945 à ciel ouvert sous les bombardements alliés [5], ou de la représentation du Crépuscule des dieux à Munich en plein bombardement aussi [6], partout la Grande histoire, le grand récit sont traités à égalité avec l’anecdote. Et l’on retrouve chaque fois moins l’exemplum convaincant de l’Histoire que cette « image unique et irremplaçable du passé » dont parle Walter Benjamin, image étrange et singulière d’une discontinuité signifiante que le travail de présentation (le montage narratif) propose comme un moment singulier, une suspension du temps qui donne à penser [7]. Ce moment singulier ne se déduit pas logiquement de la totalité historique complexe, il en est au contraire l’apparition fragmentaire, mise en lumière par un jeu réflexif qui n’est autre que le jeu global du montage textuel.

 

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[1] W. Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard/Folio, 1991, p. 435. La version allemande est différente à la fin : « Denn es ist ein unwiderbrindliches Bild der Vergangenheit, dass mit jeder Gegenwart zu verschwinden droht, die sich nicht als in ihm gemeint erkannte » (« Car c’est une image irréversible du passé qui menace de disparaître avec chaque présent non encore reconnu comme objet de son intention », W. Benjamin, Gesammelte Schriften, Bd. I-2, Suhrkamp, p. 695, notre traduction).
[2] Même si l’œuvre de Kluge est en France encore trop peu connue, il est possible de s’en faire une idée grâce à un certain nombre de traductions. La publication d’un colloque organisé par Eric Lysoe et Vincent Pauval en janvier 2013 à la MSH de Clermont-Ferrand est en cours. Les traductions de son œuvre sont en plein essor depuis une quinzaine d’années : De la Grammaire du Temps, traduit par Anne-Elise Delatte, est paru à L’Harmattan en 2003. Le recueil est composé de textes tirés de l’ouvrage de Kluge Theodor Fontane, Heinrich von Kleist und Anna Wilde. Zur Grammatik der Zeit, Berlin, Klaus Wagenbach, 1987. Il contient un texte de Jürgen Habermas consacré à Kluge et plusieurs inédits. Alexander Neumann a fait paraître en 2007 aux éditions Payot & Rivages sous le titre L’Espace oppositionnel des extraits de l’œuvre écrite en commun d’Alexander Kluge et Oskar Negt. Chronique des sentiments (Chronik der Gefühle), est paru chez Gallimard, collection Arcades, en 2013. Diaphanes a publié en 2012 Hiver, qui est le fruit d’une collaboration entre Alexander Kluge et Gerhart Richter et Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945, 2015. En 2014 a aussi paru sous le titre L’utopie des sentiments” (Lyon, PUL, “Le vif du sujet”) une sélection de textes de Kluge consacrés à la politique, au cinéma. Il existe depuis peu aussi une page internet, « Les mondes parallèles d’Alexander Kluge », qui contient entre autres le texte sur la parade de la Saint Sylvestre à Paris en 1918 que nous citons et commentons plus bas. On peut aussi consulter sa page internet, malheureusement uniquement en allemand. Signalons la parution en mars 2016 chez P.O.L. d'un très large recueil de ses textes en traduction française (1196 p.) : Chronique des sentiments, I. Histoires de base, édition dirigée par Vincent Pauval. Textes traduits de l'allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann et Vincent Pauval.
[3] Cela aurait pu être le cas, mais Fritz Lang a finalement abandonné son projet, comme le rappelle Alexander Kluge.
[4] A. Kluge, Geschichten vom Kino, Francfort, Suhrkamp, 2007, pp. 170-181.
[5] Die letzte Fimvorführung in der Reichskanzlei (La dernière représentation cinématographique dans la chancellerie du Reich), Ibid, pp. 233-237.
[6] Ibid., p. 153.
[7] Voir supra la traduction de cet extrait ainsi que mes commentaires.