Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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Prologue. Le montage comme procédure : approches plurielles de l’Odyssée

 

Le chantier présenté dans cette étude concerne non pas un montage qui relierait du texte et de l’image, mais le montage comme mode de production d’un textimage, l’Odyssée, à la fois en tant que trace d’une performance orale et artefact philologique : s’il est question d’espace, il s’agira certes de celui des pages, le seul désormais directement donné, mais aussi d’un lieu à la fois sensoriel, mental et spectaculaire, où s’articulent sons, images, rythmes et mouvements, selon une définition du montage qui prendrait le risque de la métaphorisation, voire d’un poème d’avant le texte, qu’on appellera l’epos. Ce travail prolonge entre autres deux études précédentes sur l’epos comme textimage, l’une parue en 2013 dans le numéro de Textimage consacré aux « nouvelles approches de l’ekphrasis », une réflexion sur le rapport entre voix épique, ecphrasis et kinesthésie dans le Bouclier d’Achille [1] ; et l’autre, non publiée, présentée à une journée lyonnaise intitulée « Montage / démontage / remontage : textes et images », sur l’arrivée d’Ulysse chez Alkinoos, dans l’Odyssée comme parcours cinématique fondé sur des procédures de montage et démontage [2]. C’est une approche macro-poétique qui est proposée cette fois, à propos des modalités du montage, à la fois cinématique et textuel, dans l’ensemble de l’Odyssée, en tant que construction orale / visuelle textualisée. Même le lecteur moderne peut être sensible à cet ensemble de traits caractéristiques de la performance épique archaïque : effets visuels, kinesthésiques et rythmiques typiques de l’epos, en termes de composition, énonciation et réception ; jeux de tension dynamique et structure annulaire, tabulaire, linéaire ; ou encore les spécificités de quelques lieux stratégiques du poème, comme les chants V à VII et XIII à XV, entre les trois composantes principales du récit, Télémachie – Séjour chez les Phéaciens et récits d’Ulysse – retour à Ithaque. Sur ce dernier point, il faut rappeler que le texte dont nous disposons est un artefact philologique, le produit d’un travail critique au long cours, très visible dans le montage complexe élaboré par Victor Bérard, dans la CUF en 1924, voire dans ce qu’en fait James Joyce, dans son Ulysses (1922). A ce sujet je renverrai d’abord, parmi d’autres, aux travaux de S. Rabau sur les réécritures homériques et le rapport texte – commentaire critique [3] : on se concentrera ici sur les liens entre mouvement, vision spectaculaire et imaginative, et poéticité orale / écrite et première / seconde [4].

Ne pensant pas pouvoir définir ici de façon complète la notion labile et stratifiée de montage, comme d’autres contributions de ce volume le feront mieux, je renvoie au « montage comme articulation », tel que l’ont récemment étudié J. Degenève et S. Santi, selon une tension dialectique entre les trois termes contradictoires et complémentaires que sont l’unité, la séparation et le mouvement [5], c’est-à-dire la tension dynamique et la structure. Cette prudence repose aussi sur une raison d’ordre plus méthodologique et épistémologique : un antiquisant préfère si possible ne pas appliquer directement à un corpus ancien un concept ou un outil critique élaboré à partir de corpus modernes et contemporains, c’est à dire employer une catégorie dite étique en ignorant les catégories dites émiques (ou « indigènes »), grecques et latines [6]. A l’inverse, ce que l’antiquisant peut proposer, par un mouvement d’écart et de décentrement, donc de comparaison, c’est de voir comment les catégories à la fois étiques et émiques anciennes aideraient à construire une archéologie du moderne et du contemporain, un peu comme Michel Foucault l’a fait pour l’histoire de la sexualité ou la notion de libre parole (parrhêsia), pour troubler, questionner, reformuler les catégories modernes et contemporaines. On peut rappeler ainsi qu’avant Philostrate, le prototype de l’ekphrasis n’est pas la description d’œuvre d’art, mais la description de bataille, de l’épopée à Thucydide, par exemple, c’est-à-dire ni une description ni un récit au sens moderne, mais une description d’actions [7] : c’est ainsi qu’un roman grec ancien, comme Daphnis et Chloé de Longus ou Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, ne saurait être interprété comme l’intégration (le montage) de descriptions dans une trame narrative, mais plutôt comme le montage lui-même ecphrastique d’ecphraseis d’objets, lieux, saisons, fêtes, scènes typiques (coup de foudre, tempête, enlèvement, procès …), etc. De même enfin, le prototype qu’est devenu le Bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade, n’est pas la description d’une œuvre d’art mais celle de la fabrication d’un objet-monde, à la fois intégré dans une épopée et la réfléchissant.

Il peut être plus intéressant d’étudier le montage comme procédure que comme produit, comme mode d’énonciation plutôt que comme collage ou suture d’énoncés au départ indépendants. Dans l’Odyssée, la parole poétique est d’autant plus vivante et efficace, d’un point de vue illocutoire, pour l’imagination et la cognition, même pour notre réception moderne, pourtant seconde et silencieuse, que les faits de structure et les effets de mouvement ne s’y opposent pas, mais s’y conjuguent, produisant ce que les biologistes, inspirés par l’architecture, appellent désormais tenségrité : la faculté d’une structure à se stabiliser par le jeu des forces de tension et de compression qui s’y répartissent et s’équilibrent [8]. Ce qui correspond à une définition ancienne de l’harmonia comme tension nécessairement irrésolue, puisque ce sont les jeux d’intensité et de ton, originellement la tension de la corde vibrante, qui justifie la cohésion et la cohérence en mouvement d’une musique, d’un œuvre plastique, d’un poème [9]. Ulysse par exemple, quand il construit son radeau chez Calypso, au chant V de l’Odyssée, puisqu’il l’utilise à travers les tempêtes, conjugue l’art de la charpente et celui de la navigation, deux formes de mêtis [10], « intelligence rusée, savoir-faire, habileté, astuce … », une compétence qui tiendrait d’un certain art du montage, artisanal et artistique, intellectuel et sensoriel, caractéristique du héros rusé par excellence, le polumêtis.

Enfin, étudier le montage et donc le cinétique dans l’Odyssée implique de se référer, en sous-texte, à S. Eisenstein sur le (pré-)cinématisme [11] et à G. Bolens sur le corps articulaire, de l’épopée iliadique ou anglo-saxonne aux slapstick films, et sur l’empathie kinesthésique dans les arts du spectacle et en littérature [12]. L’énonciation épique, en tant que conjonction de procédures multiples de montage, a quelque chose à voir avec la danse et avec le cinéma, par le biais de la notion de rythme, sonore, visuel et kinesthésique, en tant que flux structuré. Et même si, au long d’un exposé succinct, on doit insister sur les procédures poétiques, vocales, puis philologiques, cela se fait sur un fond visuel et kinesthésique, au moins dans l’imagination du récepteur et du critique, tous les énoncés se référant, dans cette poésie épique, à des images et mouvements : le montage des mots, phrases et énoncés, significations et thèmes ici, est aussi un montage d’images en mouvement et de mouvements visibles.

 

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[1] M. Briand, « Le Bouclier d’Achille, encore : poétique de l’épos et kinesthésies ecphrastiques », Textimage, Le conférencier, « Nouvelles approches de l’ekphrasis », 2013.
[2] « L’arrivée d’Ulysse chez Alkinoos, dans l’Odyssée : parcours cinématique, effets de (dé)montage et tenségrité épique », journée d’études Montage / démontage / remontage : textes et images, Université Jean Moulin – Lyon 3, 14 décembre 2012 (org. O. Leplatre, CEDFL).
[3] Par exemple, M. Escola & S. Rabau, Littérature seconde ou La bibliothèque de Circé, Paris, Kimé, 2015, et aussi S. Rabau, « Contributions à l’étude du complexe de Victor Bérard », Lalies 25, 2005, pp. 111-126 ; « Les mondes possibles de la philologie classique », dans La Théorie littéraire des mondes possibles, sous la direction de Fr. Lavocat, Paris, CNRS éditions, 2010, pp. 223-241 ; « Victor Bérard ou la préparation du film », dans Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, sous la direction de J. Nacache & J.-L. Bourget, New York - Berlin, Peter Lang, pp. 187-204 ; et « “Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare”. Comment lire les schémas Linati et Gorman de Joyce », dans Modernités antiques, sous la direction de V. Gely, S. Parizet & A. Tomiche, PU de Paris Ouest, 2014, pp. 195-218. Sur la construction philologique du poème oral, constitutivement trans-médial, en texte littéraire écrit, voir M. Briand, « Le texte et le commentaire comme montages : les citations dans les scholies anciennes à Pindare », dans Pragmatique du commentaire. Mondes anciens – Mondes lointains, sous la direction de J.-F. Cottier et al., Turnhout, Brepols, à paraître en 2016.
[4] De même, pour l’ecphrasis épique, en particulier pour des références bibliographiques et méthodologiques plus précises, voir M. Briand, « Tiers pictural et tiers spectaculaire dans les Ethiopiques d’Héliodore : sur un roman ancien, ecphrastique, théâtral, cinématique », dans Autour du Tiers pictural. « Thanks to Liliane Louvel », sous la direction de M. Briand & A.-C. Guilbard, Rennes, PUR, La Licorne, n°108, 2014, pp. 25-45 ; « Les danses du Bouclier d’Achille : rites, parole épique, fictions », dans Polumathès / πολυμαθής. Mélanges offerts à Jean-Pierre Levet, sous la direction de B. Morin, Presses de l’Université de Limoges, 2012, pp. 185-203 ; « Décrire, peindre, évoquer la mythologie classique : de Cy Twombly à Philostrate, et retour », dans Réinventer les classiques / Reinventare i classici, sous la direction de P.-C. Buffaria & P. Grossi, Cahiers de l'hôtel de Galliffet, 2010, pp. 113-129. Sur l’epos odysséen, voir aussi M. Briand, « A propos de νήπιος dans l'Iliade et l'Odyssée : ambiguïtés et variations auctoriales, entre récit et performativité », dans Vox Poetae : manifestations auctoriales dans l'épopée gréco-latine, sous la direction d’ E. Raymond, Paris, De Boccard, 2012, pp. 195-213 ; « Hospitalités paradoxales : les jeux du rite et de la parole dans les chants III et IV de l’Odyssée », Gaia 14, 2011, pp. 85-102 ; « Quand les dieux disent la nostalgie d'Ulysse : à propos de la formule es patrida gaian dans le chant V de l'Odyssée », dans Troïka. Parcours antiques. Mélanges offerts à M. Woronoff, sous la direction de S. David & E. Gény, Besançon, PU de Franche-Comté, 2007, pp. 111-120 ; et « Sur la formule ἐϛ πατρίδα γαῖαν dans l'Odyssée : pour une poétique du νόστος », dans Πολυφόρβῃ Γαίῃ, Mélanges de littérature et linguistique offerts à Françoise Létoublon. Textes réunis par Francesca Dell’Oro et Odile Lagacherie (GAIA 18), Grenoble, ELLUG, 2015, pp. 245-259.
[5] J. Degenève et S. Santi (éds.), Le montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2014. Il est important que ce volume de contributions scientifiques soit complété par un texte inédit de Pascal Quignard et quatre entretiens filmés de Claire Denis, Bruno Dumont, Georges Didi-Huberman et Christina Prigent, et que la perspective adoptée soit pluridisciplinaire, toujours appliquée à des cas précis, de ce fait complexes. L’étude de l’Odyssée entreprise ici partage plusieurs points d’accord avec la synthèse préalable de J. Degenève, « Cinq caractéristiques du montage », Ibid., pp. 15-26, sur les notions de recyclage, composite, point de vue, bipolarité et mise en rapport, et en particulier la conclusion, p. 26 : « il s’agit donc pour finir de se placer sur ce point où le montage met en mouvement ce qu’il articule pour autant qu’il me met en mouvement ».
[6] Il serait difficile de traduire « montage » en grec ancien, ou plus exactement le lexique en rapport est très varié (harmonia, sunthesis, voire poiêsis en tant que fabrication). La pratique d’un anachronisme raisonné permettra du moins de repérer dans l’Antiquité des pratiques et représentations, y compris de niveau méta-poétique, réflexif, voire théorique, qui, par air de familles, auraient à voir avec ce que nous appelons montage. Voir l’introduction de Cl. Calame, Fl. Dupont, B. Lortat-Jacob & M. Manca (éds.), La Voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé, 2010.
[7] M. Briand (dir.), La trame et le tableau. Poétiques et rhétoriques du récit et de la description dans l’Antiquité grecque et latine, Rennes, PUR, La Licorne n°101, 2012 : les notions modernes de narration et description ne permettent pas d’évaluer une épopée, un texte historique ou un discours grec ancien, comme le montage de deux types d’énoncés en alternance que seraient le discours (dont la description) et le récit. Voir aussi R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Ashgate, Farham, 2009.
[8] Sur la tenségrité, voir P. D’Alessio, « L’intensité, feu de l’élasticité », dans L’intensité. Formes et forces, variations et régimes de valeurs, sous la direction de M. Briand, C. Camelin et L. Louvel, Rennes, PUR, La Licorne, n°96, pp. 339-347. Ce concept est utile pour l’analyse des rapports entre architecture et danse, ainsi que pour l’appréciation d’objets artistiques à la fois empreints de kinésie et cohésifs.
[9] Voir P. Gaye, Fl. Malhomme, G. M. Rispoli, Anne Gabrièle Wersinger (dir.), L'Harmonie, entre philosophie, science et arts, de l’Antiquité à l’âge moderne, Napoli, Atti della Accademia Pontaniana, n. s. LIX suppl., 2010.
[10] On renvoie évidemment à M. Detienne & J.-P. Vernant, Les Ruses de l'intelligence : la mètis des Grecs, [1974], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2009.
[11] S. M. Eisenstein, Cinématisme – Peinture et cinéma, Paris, Les Presses du réel, 2009.
[12] G. Bolens, La Logique du corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale, Rennes, PUR, 2000, et Le Style des gestes : Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, préface d’Alain Berthoz, Lausanne, Editions BHMS (Bibliothèque d'histoire de la médecine et de la santé), 2008.