Le sens de la lecture.
L’enluminure au seuil du manuscrit 12576
de Perceval ou le conte du graal

- Aurélie Barre
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Fig. 1b. Perceval se présentant chez
l’ermite
, Français 12576, XIIIe s.,
f° 1 (détail)

Fig. 8a. Le Cortège du graal, H 249, f° 21

Fig. 10. Sens de la lecture de l’enluminure liminaire

Fig. 11. Sens de la lecture de l’enluminure liminaire

Fig. 5. Perceval et son oncle l’ermite,
Français 12576, XIIIe s., f° 25

Fig. 8. Le Banquet d’Arthur, H 249, f° 21

Fig. 9. Le Cortège du graal, Français 12577,
XIVe s., f° 18

L’image rémanente

 

La perturbation du regard est plus forte encore, le montage de l’image plus singulier lorsque l’œil saisit un détail dans le coin droit du carré inférieur gauche. Le cadrage entièrement rouge qui borde chaque côté de la petite vignette [9], repris en abîme par les trois lobes architecturaux qui enserrent les deux personnages, évoque l’unité et la singularité de la scène (fig. 1b) [10]. L’image se déploie toute entière dans un cadre et sous une voûte, coupée des deux autres moments de l’enluminure référant à la première partie du récit. Mais dans cet espace insulaire, une autre scène est représentée, imbriquée dans la première : la rencontre figurée entre Perceval et l’ermite [11] s’ouvre et accueille une scène seconde, plus difficilement visible et lisible, née par contiguïté dans l’espace étroit du carré.

Trois personnages sont assis derrière une table. Le premier, à gauche, porte une tunique rouge et une couronne. Une main posée sur la table, l’autre levée, il a le regard tourné vers un second personnage, également couronné, dont les gestes sont les mêmes. Son vêtement bleu invite à identifier Perceval [12]. A sa gauche, un troisième personnage vêtu de rouge semble regarder tristement la table et les couteaux qui y sont disposés. Le rose de son vêtement, plus ténu que le rouge, rappelle à la fois celui du maître chevalier dans le registre supérieur de l’image et celui de l’ermite. En arrière-plan, à peine esquissés, trois visages, métonymiques d’un plus grand nombre, s’intercalent entre les personnages attablés.

Cette scène ne provient sans doute pas de la diégèse, même s’il y a bien alors dans le récit un dîner [13]. Plus petite, décentrée, elle semble plutôt la projection figurative du repas chez le roi pêcheur évoqué par Perceval devant l’ermite [14]. L’image fait donc surgir en son présent, au moment de l’arrivée de Perceval chez l’ermite, une autre image appartenant au passé, à la mémoire du personnage qui porte encore en lui le péché des questions qu’il n’a pas posées. L’image rémanente, comme une déchirure dans le défilé du présent, vient inscrire dans ce carré coupé des autres scènes de l’enluminure ce qui subsiste en Perceval d’une scène qui a eu lieu dans la première partie du récit. Le montage iconographique remonte le récit non pas selon la linéarité de la diégèse mais selon le dépôt que l’aventure laisse dans le cœur du personnage.

Reprenant la représentation traditionnelle dans les manuscrits de la table de banquet, l’image-seuil inaugure un dispositif visuel. Elle envisage le repas chez le roi Pêcheur, mais elle semble n’en conserver qu’une structure archétypale, un état suspendu ou un instant encore en instance  [15] que les autres miniatures viendront reconfigurer par l’ajout d’éléments, selon le développement du récit [16]. Ici, les personnages attendent que quelque chose ait lieu. Car que reste-t-il dans l’image de ce repas chez le roi pêcheur ? Non pas le cortège, c’est-à-dire le passage de la lance, du tailloir, du graal mais la seule présence de ceux qui ont assisté, immobiles et muets, à ce service (fig. 8a). Il n’y a plus dans ce détail que la posture statique de ceux qui regardent, et qui, nous faisant face, nous regardent. L’irreprésenté de l’image, ce qui résiste à la figuration, relève justement du mystère, de ce qui est resté inaccessible à Perceval mais qui impressionne, au sens littéral, son être. Cette scène enchâssée, image rémanente et en même temps, selon sa place liminaire dans le manuscrit, prospective, apparaît ainsi comme un espace intérieur, comme ce qu’Yves Bonnefoy appelle un « infini intérieur » [17], gravé à même le personnage qui porte en lui à partir de ce roman et pour tous ceux qui suivront le silence gardé devant le cortège du graal.

 

 Vecteurs

 

Le dispositif de cette scène dans le montage général de l’enluminure invite à deux déplacements : l’un, suivant le cheval de Perceval et sa répétition entre les deux carrés du registre inférieur de l’image, opère un glissement vers la droite de l’image. L’œil s’arrête alors sur la coupe que tient le chevalier aux armes vermeilles (fig. 10). L’autre cheminement du regard suit quant à lui les javelots de Perceval dont les pointes franchissent la bordure supérieure du carré pour désigner, comme un index pointé, la première scène (fig. 11). Ils réécrivent, selon le même principe de répétition que le cheval, le lien entre les deux registres de l’enluminure. La scène centrale devient ainsi le point d’origine d’un schéma perspectif contribuant à construire le sens de l’image au-delà de ce qui est immédiatement visible. Elle engage la circulation à la fois horizontale et verticale de l’œil au sein de l’enluminure, trace les axes invisibles d’une croix thématisée par les bordures délimitant les quatre temps de l’enluminure et par la figure géométrique que forment les trois javelots de Perceval dans le dernier carré. Plus encore, par ce dispositif ductile, l’image manquante du cortège et même la sensation visuelle du graal se répandent au-delà de ce carré central et de ce détail de l’image.

1- L’image indicielle. Dans le registre inférieur droit, la coupe d’or se donne comme le seul signe, la (pré)figuration profane encore du graal absent dans la scène précédente de banquet. Inscrite dans la puissance virile de l’action, du combat entre Perceval et le chevalier aux armes vermeilles, la coupe figurée au bout de ce bras tendu vers le ciel est une image indicielle du graal [18]. L’illustration du combat fait ainsi émerger la promesse de quelque chose d’autre, elle fait venir ce qui n’est pas là, dont elle fait apparaître les contours formels alors que ceux de la signification ne sont pas pleinement dessinés. Dans le récit, Perceval n’est pas encore arrivé au château de Carduel lorsqu’il voit « issir parmi la porte / Un chevalier armé, qui porte / Une cope d’or an sa main » (v. 865-867). Le regard du jeune homme glisse sur la coupe pourtant mentionnée à deux reprises en peu de vers par le conteur (v. 867 et v. 870) et s’arrête, fasciné, sur les armes du chevalier : elles brillent « freshes et noveles » (v. 874). Perceval accorde alors sa préférence aux armes vermeilles alors qu’il s’était lancé à la conquête des armes dorées des chevaliers d’Arthur [19]. Il veut cette armure et part la conquérir. Après avoir abattu le chevalier, il demande à Yonet de l’aider à s’en revêtir et de rapporter la coupe à la cour d’Arthur (v. 1197).

 

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[9] Les autres vignettes intègrent toutes les deux couleurs dans leurs bordures.
[10] Le rouge est encore repris sur la selle et les chausses du chevalier.
[11] Cette rencontre sera à nouveau illustrée dans le ms. Elle est précédée par les vers énonçant le retour du récit sur Perceval : « De mon seigneur Gauvain se taist / Ichi li contes a estal / Si commenche de Percheval ». Elle précède une grande lettre ornée : « Perchevax, ce nos dist l’estoire… » (fig. 5, fol. 25r°).
[12] Le bleu est en effet la couleur de Perceval dans les deux autres scènes représentées.
[13] « Icele nuit a mangier ot / Ice qu’au saint ermite plot ; / Mes il n’i ot s’erbetes non, / Cerfuel, leitues et cresson / Et pain i ot d’orge et d’avainne / Et eve clere de fontainne » (« Ce soir-là, il eut a manger ce que le saint ermite jugea bon – rien d’autre que des herbes, du cerfeuil, des laitues et du cresson, du pain d’orge et d’avoine, de l’eau claire de la fontaine », Perceval ou le conte du graal, éd. cit., v. 6499-6504).
[14] « Sire chiés le roi Pescheor / Fui une foiz et vi la lance / Don li fers sainne sanz dotance, / Et de cele gote de sanc / Que de la pointe del fer blanc / Vi pandre, rien n’en demandai : / Onques puis, certes, n’amandai. / Et del graal que je i vi / Ne soi pas cui l’an an servi » (« Sire, j’ai été une fois chez le roi Pêcheur et j’ai vu la lance dont le fer saigne, c’est une certitude, et sur cette goutte de sang que je vis pendre à la pointe du fer qui était blanc, je ne posai aucune question. Jamais depuis, c’est sûr, les choses ne s’arrangèrent. Quant au graal que j’y vis, je n’appris pas à qui on en faisait le service », Perceval ou le conte du graal, éd. cit., v. 6372-6380).
[15] Selon la belle expression de Pascal Quignard (Sur l’image qui manque à nos jours, Paris, Arléa, « Arléa-Poche », 2014, p. 61.
[16] Les enluminures du manuscrit 12576 (T) sont reproduites dans The Manuscrits of Chrétien de Troyes, éd. K. Busby, T. Nixon, A. Stones et L. Walters, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1993, vol. 2, pp. 430-436.Le manuscrit est numérisé et disponible sur le site Gallica de la BnF. Le cortège du graal n’y est pas représenté, seules deux scènes de repas sont figurées aux folios 92v° et 136v° (figs. 6  et 7 ). Il est en revanche présent pour illustrer le récit de Chrétien de Troyes dans les manuscrits M (Montpellier, BIU, Sect. Méd., H 249, fol. 21v°, fig. 8) et U (BnF f. 12577, fol. 18v°, fig. 9). Voir l’article d’E. Baumgartner : « Les scènes du graal et leurs illustrations dans les manuscrit du Conte du graal et les Continuations », dans The Manuscripts of Chrétien de Troyes, op. cit., vol. 1, pp. 489-503.
[17] Y. Bonnefoy, Le Graal sans la légende, Paris, Galilée, 2013, p. 10.
[18] L’hypothèse est avancée sur le plan du récit par E. Baumgartner dans « Les scènes du graal et leurs illustrations dans les manuscrit du Conte du graal et les Continuations », art. cit., p. 497.
[19] La couleur annonce peut-être la rencontre avec Blanchefleur dont les lèvres vermeilles offertes au milieu de la nuit engagent le combat de Perceval.