Vanité, l’attente entre l’objet et la figure
- Alain Tapié
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Fig. 1. J. Van Hemessen, Vanité, v. 1535

Vanité, mélancolique, énigmatique au Nord, passionnée, extatique au Sud. Elle est après trois siècles d’absence à nouveau l’oracle que l’on interroge, rarement dans l’espoir d’une réponse, mais souvent pour joindre nos doutes au désordre de ses énigmes. Dans une vision déjà exposée par Erasme, les tableaux qui la représentent sont autant de lieux en attente de dévoilement. La Vanité dans sa représentation est plus que jamais l’œuvre ouverte qui reçoit dans ses miroirs les aléas de notre lucidité.

Les images de la Vanité apparaissent sous un double dispositif dominé par la composition d’objets dans les ateliers du Nord et par la figure et ses attributs dans les milieux du Sud. Dans la mystique flamande au XVe siècle, la méditation solitaire née de cette dévotion moderne rejoint la tradition de la réflexion stoïcienne sur la constanzia. La culture latine donne à voir l’exemplum comme modèle dans la figure du Saint. Le crâne anime ces deux cultures de la méditation, réunies dans l’humanisme chrétien de la Renaissance. Il est le visage universel derrière lequel se cache la singularité de l’intention. Il est le reste qui devient relique en traversant le temps. La mort vient au monde avec la faute d’Adam, symbolisée au pied de la Croix au lieu-dit le Golgotha comme raison du sacrifice suprême et de la Rédemption. C’est ainsi qu’elle apparaît indissociable de cette finalité supérieure depuis la tradition byzantine. Sous ces deux formes de contemplation, le message de la Vanité se déploie durant deux siècles accompagnés des signes de la mort et du temps.

Le destin de l’humanité, « dans un raccourci vertigineux » selon l’expression d’André Chastel, est présent dans ces compositions moralisées d’objets – que l’on appellera plus tard par défaut natures mortes – qui se développent dans la religion calviniste. La piété franciscaine ou jésuite fait appel à saint François, saint Jérôme, sainte Marie-Madeleine. Le crâne accompagne le plus souvent ces deux champs de méditation (fig. 1). Il est support de réflexion sur le passage de la mort à la résurrection, l’abandon de l’enveloppe charnelle et le dépouillement des biens de ce monde. Loin de n’être qu’un symbole de mort, il signifie le dépassement vers le salut éternel. Il perpétue le message antique, qui se niche au cœur des réformes spirituelles, celui de la caducité de toutes choses pour celles et ceux qui vivent intensément le présent.

Au XVIe comme au XVIIe siècle, le visage de la mort focalise dans les processus artistiques les sentiments de permanence et de rupture. Ces représentations jouent de la force allusive de l’illusion dans le volume et le modelé de chaque élément iconique et la force mémorielle de l’écriture de leurs agencements. Les visages en proie au renversement, les objets posés au bord du vide absorbent les vertiges de la contemplation. Notre conscience devient le sujet du tableau, en éprouvant son aptitude à tracer un chemin entre figure et objet. André Chastel a souligné en son temps [1] la sécularisation du thème de la Vanité. Dans l’esthétique spirituelle de Calvin, les amoncellements symboliques d’objets où la figure se glisse de façon secondaire sous forme de portrait ou de moulage s’éloignent du mysticisme des anatomies moralisées issues de la culture médiévale accompagnées souvent d’un motto comme memento mori. Elles évoquent avec plus ou moins de rigueur l’aspiration à une sagesse, une retenue, un détachement qui permettent à quantité de petits adages populaires et bourgeois de se faufiler dans l’idée générale du temps qui passe. Cette laïcisation par l’entassement désordonné est le contrepoint nécessaire des tables servies et desservies où le bon, plaisir de la table, le beau, raffinement des mets et de l’orfèvrerie, et le bien, sagesse des désirs satisfaits, font l’objet d’une mise en interrogation de leur caractère éphémère et fragile malgré, à travers la table et la niche, l’esprit d’offrande qui les anime.

Le midi des figures exemplaires, saints et penseurs, s’aventure lui aussi longuement hors du champ sacré. Dans le face-à-face avec le crâne, chemin de l’inéluctable Rédemption, les flux de vie de l’immobile concentration aux mouvements extatiques semblent satisfaire les sens autant qui les contrarient. Ils nous font adhérer à leurs puissances affectives sans nous enjoindre de les suivre jusqu’au bout.

La forme allégorique, tantôt fondée sur la relation entre figures et attributs, tantôt sur l’association entre objets emblématiques, est dans l’expression du symbolique le juste dispositif qui ouvre à l’interprétation théologique ou philosophique de l’image. La représentation échappe ainsi aux principes du récit et de l’illustration dans la temporalité n’a pas la même souplesse que la formule allégorique. La conscience du temps, la fragilité de l’existence et des biens comme énoncé, s’incarne dans la visibilité mais la forme énigmatique que prend la composition introduit l’essentiel c’est-à-dire le sens de l’invisible.

 

Objet

 

Les Pères de l’Eglise engagés dans l’étude du Verbe élaborent le message d’un nécessaire détachement des biens terrestres qui prépare à la vie éternelle. Ils s’appuient sur les sources de l’Ancien Testament qui évoquent comme vanité des vanités l’excès des joies profanes, la faillibilité de la richesse, l’impuissance du pouvoir. Les poètes bibliques du Livre de la Sagesse, des Proverbes, du Livre de Job, pénétrés de l’invincible obsession du destin humain concluent que seule la crainte de Dieu n’est pas vaine. L’exhortation de l’Ecclésiaste (I. 2) saisit dans une formule suprême et provocante l’essence de ces messages, Vanité des vanités, tout est vanité, « avant que se rompe le Cordon d’Argent, que se brise la Lampe d’Or, que se casse la Cruche à la Fontaine, que se fende la Poulie sur la Citerne ; avant que la poussière ne retourne à la terre pour redevenir ce qu’elle était, et que le souffle de la vie retourne à Dieu qui l’a donné ».

Les Anciens qui ne dépeignaient pas encore la Vanité connaissaient le souffle hébraïque, le manque, le vain et la privation dans la pensée de l’époque hellénistique, les latins évoquaient le vide. Leurs maximes retrouvent à la Renaissance une actualité dans ces livres d’emblèmes qui formulent entre icônes et devises des livres de raison et de sagesse à l’usage simple et quotidien, populaire ou érudit, dans l’esprit de Réforme spirituelle qui habitent les écoles du Nord.

Dans le souvenir des antiques hiéroglyphes, qui forgent la distance et fabriquent les objets de rebus, les peintres de la sphère anversoise inspirés par la dévotion moderna ou résolument calviniste ont insisté dans les compositions qu’ils ont produites sur la vanité de la possession des biens, restitués à l’évidence par l’absence de l’homme même s’il rode derrière ce crâne qui est le miroir de sa destinée. Lorsqu’elle est encore marquée comme au Moyen Age par la peur collective de la mort, et dépourvue de cet apprivoisement philosophique, que constituent les différentes sollicitations, plaisir, savoir, richesse, la composition moralisée peut se résumer au seul crâne détenteur d’un message unique, memento mori qui l’accompagne le plus souvent sur un phylactère ou un billet défroissé.

Avec la table, la tablette, la niche, l’étagère s’instaure la dimension du lieu et le principe d’un théâtre spirituel établi au sein même du microcosme de l’existence. La mise en évidence d’un lieu favorise la complexité de la composition et il arrive pour cela que l’on retrouve dans le tableau les mots de l’Ecclésiaste Vanitas vanitatum omnia est vanitas, ou d’autres tout aussi explicites, Humana vita homo bulla, sum quod eris, là pour suggérer un sens à la méditation personnelle et solitaire.

Déposés comme autant d’offrandes, ces objets selon Calvin matérialisent l’essence par leurs beautés, la précision de leurs volumes, l’épure de leurs contours, l’humilité de leurs usages, la somptuosité de leurs modelés, à condition que l’artiste ne retire pas une vaine gloire de leur pouvoir d’imitation et que le plaisir et la joie qu’ils procurent ne contrarient pas la vanité de leur possession. Comme le plaisir, le savoir, la science, le pouvoir, la richesse, l’art – vita breva ars lunga – est un bien dont le raffinement dans le savoir-faire exacerbe la contraction entre la nécessaire invention et l’aspiration au renoncement. La conscience de la fragilité du temps peut freiner le désir de connaître dans l’au-delà la paix ou la rédemption du péché. C’est là l’opposition comme la complémentarité entre la vita activa et la vita contemplativa.

Les compositions moralisées participent de cet art de mémoire actif dans la Grèce antique grâce à la technique de signes et de détails associés aux lieux. La peinture est au XVIIe siècle un instrument privilégié de cet exercice qui s’appuie sur la puissante suggestion formelle d’un huis clos. Qu’ils s’agissent de la grotte du saint en méditation ou de la tablette d’offrande, l’ordonnancement doit être caractéristique de façon à frapper l’imagination dans le cadre d’une micro-topographie. Marcile Ficin appelle cela l’« effet d’enchaînement », celui qui se souvient du début de la série se remémore la suite à travers un objet, un geste, le sens se dévoile dans ses virtualités sans narration.

 

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[1] André Chastel, « Glorieuses "Vanités" », dans Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, sous la direction d’Alain Tapié, Albin Michel, Ville de Caen, Musée des Beaux-Arts, 1990, p. 13.