Damien Hirst et la vanité de la peinture
- François Lecercle
_______________________________

pages 1 2 3 4

ouvrir cet article au format pdf

Fig. 1. A. J. van der Schoor, Vanité, v. 1650

Tout au long de son histoire, la peinture de vanité a été confrontée à un double paradoxe. Le premier est celui qu’Aristote formule à propos de la mimésis : on éprouve du plaisir à l’image de choses qui, dans la réalité, ne provoquent que le dégoût (Poétique, 48b5-19). Il a valeur générale et s’applique à toute forme de représentation, même si Aristote pense probablement à la peinture. Ce paradoxe a très tôt focalisé l’attention des commentateurs, mais c’est à Pascal que l’on doit la formulation la plus célèbre, explicitement restreinte à la peinture : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » (Pensées, éd. Brunschwig, no134). Une Vanité de Jansz van der Schoor (fig. 1) illustre ce paradoxe d’un tableau qui produit du plaisir à partir d’objets d’horreur [1]. Elle illustre aussi, accessoirement, la nature intellectuelle qu’Aristote postule pour le plaisir mimétique : le peintre invite à reconnaître des crânes présentés sous des angles inhabituels, à déchiffrer des symboles manifestes (le sablier, la bougie), à construire une hiérarchie, qui va du visible au verbe, des roses aux livres, et il implique le spectateur en pointant vers lui un fémur pour le rappeler à la précarité de toute chair.

Dans le cas des vanités, ce paradoxe mimétique se redouble d’un autre, qui tient à la contradiction entre la visée proclamée et l’impression effectivement produite. L’objectif affiché de la vanité est, en bonne orthodoxie chrétienne, de condamner les biens d’ici-bas. Mais l’effet le plus immédiat est tout autre : le peintre démontre son savoir-faire en créant un objet qui est à la fois frappant (il attire et retient l’attention), beau (par l’équilibre de sa composition et la virtuosité de sa technique) et « intelligent », car il transforme le genre le plus infime (la nature morte, simple représentation d’objets courants) en discours complexe, voire énigmatique. Ce qui provoque un nouveau paradoxe. A la transformation de l’horrible en plaisant s’ajoute un paradoxe au second degré, car le tableau unit deux gestes contradictoires : il embellit l’horrible et, inversement, met la beauté en valeur pour mieux la condamner. Les deux faces sont réversibles. La condamnation religieuse du monde matériel va de pair avec une promotion du monde sensible : le peintre appelle le spectateur à se déprendre du visible, tout en s’efforçant de donner au visible sa plus grande puissance de séduction. D’où une compétition entre les peintres pour varier les dispositifs. Du coup, le propos édifiant sérieux se double d’un jeu ingénieux, qui détourne la condamnation du visible en glorification de la séduction picturale, pour la plus grande gloire de l’art et pour le bien du marché de la peinture – car ces objets recherchés atteignent souvent des prix exorbitants.

Cela ne signifie pas que le propos religieux soit un pur prétexte à démonstration de virtuosité, mais la séduction triomphe car l’objectif est de faire que le simulacre vaille bien plus que tout ce qu’il peut représenter : quand le tableau mêle des joyaux aux crânes, ce n’est pas seulement pour flétrir les biens de ce monde et condamner les vaines parures, c’est aussi parce qu’il aspire à valoir plus que les objets les plus précieux.

Depuis le XVIIe siècle, les peintres n’ont jamais vraiment cessé de parsemer leurs tableaux de symboles de mortalité et de précarité : les crânes et les chandelles ont trouvé une postérité dans les tableaux de James Ensor et des cubistes. Je voudrais considérer ici une résurgence particulièrement frappante, dans l’art contemporain : For the Love of God, de Damien Hirst, l’enfant terrible de l’art britannique [2]. Cette œuvre passe déjà pour une vanité moderne : elle a été présentée ainsi lors de sa première exposition et une reproduction a été incluse dans l’exposition organisée en 2010 par la Fondation Dina Vierny au Musée Maillol, intitulée significativement Vanités. De Caravage à Damien Hirst.

Rapprocher ce crâne en platine couvert de diamants d’une vanité est légitime pour au moins quatre raisons. Tout d’abord, l’objet se donne ostensiblement comme un memento mori, mais particulièrement complexe car oxymorique : il unit la mortalité (le crâne), la pérennité (les matériaux inaltérables) et la mondanité (ce joyau représente hyperboliquement l’appât des biens matériels, puisque la seule valeur de ses matériaux est colossale).

En outre, Hirst a toujours affiché une obsession morbide : il a bâti sa réputation sur des installations utilisant des corps en décomposition ou des cadavres d’animaux préservés, de manière assez précaire, dans le formol. Cette précarité les rapproche de la vanité : les corps qu’elles exhibent ne sont pas seulement morts mais voués à une disparition lente : même dans le formol, ils se désagrègent. Ce qu’on n’a pas manqué de rapprocher du prix pharaonique qu’elles atteignent, l’artiste s’efforçant de rassurer les acquéreurs en garantissant la restauration de l’œuvre en cas de détérioration.

La troisième raison qui fait penser à la vanité est l’importance des références religieuses chez un artiste qui ne recule devant aucune provocation et aucun blasphème. Ainsi, en 2003, dans l’exposition Romance in the Age of Uncertainty, à la White Cube Gallery de Londres, il présente une installation intitulée « Jesus and the Disciples » : treize réservoirs en verre dont douze contiennent une tête de vache préservée dans le formol, le treizième n’étant plein que de liquide. Le titre invite à y reconnaître les douze apôtres – Judas étant la tête qui a les yeux bandés et qui est tournée vers le mur [3].

Enfin, en cultivant la provocation, Hirst a toujours montré un goût prononcé pour l’ambivalence, retrouvant ainsi les paradoxes de la vanité. Comme on va le voir, ils sont particulièrement éloquents dans For the Love of God, mais aussi dans toute sa carrière.

 

Une vanité provocatrice

 

For the Love of God se présente à la fois comme une sculpture et une pièce de joaillerie. Mais c’est moins un objet qu’une « installation », à cause du soin apporté à la scénographie de la présentation. Les trois expositions où il a été présenté, à Londres (White Cube Gallery, juin-juillet 2007), Amsterdam (Rijksmuseum, novembre-décembre 2008) et Florence (Palazzo Vecchio, novembre 2010 - mai 2011, suivaient le même scénario [4] : le public pénétrait, par petits groupes, dans un lieu exigu, tendu de velours noir et très obscur, où le crâne était éclairé par des spots qui éblouissaient, à cause des diamants, sans pour autant éclairer le reste. A Florence, on ne voyait pas les visiteurs qu’on sentait à ses côtés. Le temps était compté : on ne pouvait rester que deux minutes, au White Cube, ou trois, à Florence. Des gardes étaient présents, musclés (Londres) ou armés (Florence). Au Palazzo Vecchio, on saisissait par moment, dans l’obscurité, les reflets métalliques des armes.

Cette installation pointe dans deux directions parfaitement opposées. La visibilité restreinte dans le temps rappelle l’ostension d’une relique : lors des ostensions du Suaire de Turin, les fidèles – ou touristes – sont divisés en groupes qui ne peuvent rester que quelques minutes devant la relique. La protection armée, en revanche, donne au visiteur l’impression d’être dans une joaillerie plutôt qu’une galerie d’art. De fait, c’est la valeur marchande qu’on protège : non pas tant l’œuvre, invendable pour des voleurs, que les matières précieuses.

Il y a donc bien un arrière-plan religieux, mais cette « relique » renvoie à deux univers contradictoires : par-delà le memento mori et son horizon métaphysique, le crâne de platine déploie un horizon parfaitement profane, celui de la finance (c’est un objet sur lequel spéculer), de la technique (c’est un exploit de joaillerie), et de la communication car, comme la plupart des opérations artistiques de Hirst, l’œuvre doit faire parler d’elle, elle est conçue pour susciter le battage médiatique.

On retrouve assurément quelques traits essentiels de la vanité : l’ambivalence du religieux et du profane, l’importance accordée à la valeur, avec le paradoxe d’une œuvre faite pour détacher des biens matériels mais qui suscite la convoitise et devient un objet de prix. Néanmoins, le crâne présente deux différences avec la vanité « classique ». Tout d’abord, il en rajoute sur le paradoxe mimétique d’Aristote en introduisant un élément supplémentaire : l’œuvre qui convertit l’horreur en séduction n’est pas élaborée à partir d’une matière « neutre », comme des pigments, mais à partir des matériaux les plus précieux. La force mimétique est donc perturbée par la présence d’une matière intrinsèquement propre à susciter la convoitise, si bien que le spectateur ne sait plus exactement ce qui le fascine : la virtuosité réaliste ou l’amoncellement de platine et de diamants ?

La deuxième différence avec la vanité traditionnelle est la dimension ouvertement ludique et provocatrice qui réduit le propos religieux à un clin d’œil. Encore que le jeu ait des limites : l’objet suscite des convoitises qui n’ont rien de feint, comme l’atteste sa présentation sous haute surveillance.

Le ludisme est affiché dès le titre. Celui-ci est à la fois clair, car il pointe l’horizon religieux de l’œuvre, et énigmatique, car le rapport n’est pas évident entre un crâne étincelant et l’amour de Dieu. Au début du XXIe siècle, il ne va pas de soi qu’un exploit de joaillerie se propose de célébrer la gloire du Créateur. La solution est, bien sûr, que l’expression n’est pas à prendre en son sens littéral religieux mais avec sa valeur familière (« pour l’amour du ciel »). Damien Hirst a expliqué son titre comme une référence personnelle : la citation d’une phrase que sa mère répétait volontiers devant les frasques de l’adolescent indiscipliné : « for the love of God, what are you going to do next ? » [5]. Transposé à l’enfant terrible de l’art britannique, cela doit se comprendre comme « qu’est-ce que l’artiste ne va pas encore inventer pour défrayer la chronique et faire parler de lui ? ». Le titre définit donc la stratégie provocatrice qu’il a adoptée depuis les débuts de sa carrière. En 1990, il aurait affirmé, devant un ami, qu’il « avait hâte d’être en position de faire de l’art vraiment mauvais et de s’en tirer » [6]. L’amour de Dieu est retourné en proclamation artistico-médiatique : le crâne devient l’emblème de toute son œuvre, de sa conception de l’art comme performance visant à faire parler d’elle.

 

>suite
sommaire

[1] C’est l’une des toiles choisies par Damien Hirst pour accompagner son œuvre For the Love of God, lors de son exposition à Amsterdam en 2008 (voir infra).
[2] Damien Hirst, For the Love of God, 2007, platine, diamants et dents humaines, H. 17,1 cm ; L. 12,7 cm ; P. 19 cm, Londres ?, coll. part. Pour en savoir plus, voir le site de Damien Hirst.
[3] Hirst commente cette œuvre dans un entretien où il parle de l’empreinte de son éducation catholique sur son œuvre, voir R.  Dorment, « Damien bares his soul », The Telegraph, 10/9/2003. Cette veine religieuse est encore éclatante : sa dernière exposition personnelle, au Musée d’Art Contemporain de Thessalonique (avril-juillet 2011), est intitulée New Religion. Elle reprend en partie des œuvres montrées à Londres en 2007, dans une exposition du même nom, à la Church of All Hallows in the Wall.
[4] Il y a eu depuis d’autres expositions (voir le site de Damien Hirst). Je n’ai personnellement vu que l’exposition de Florence. Je tire mes informations sur les deux autres des brochures, catalogues d’exposition et comptes rendus journalistiques.
[5] Dans le catalogue de l’exposition, Beyond Belief, Londres, Other Criteria, 2003, le romancier Will Self explique, sur la foi d’un entretien avec l’artiste, que c’est l’exclamation de sa mère quand elle a entendu parler du crâne (p. 14).
[6] « I can’t wait to get into a position to make really bad art and get away with it », propos rapporté par Julian Stallabrass, cité par J. Spalding, « Why it’s OK not to like modern art », The Times, 8 mai 2003.