Vanité de l’éclat, éclat des vanités
- Camille Dumoulié
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Fig. 1. P. Claesz, Nature morte, 1633

Fig. 2. L. Baugin, Nature morte aux gaufrettes, v. 1631

Fig. 3. L. Baugin, Nature morte à l’échiquier, v. 1640

Fig. 4. Ph. de Champaigne, Vanité, 1646

Fig. 5. J. Brueghel et P.-P. Rubens, Allégorie de
la Vue
, 1617

Les vanités ont une signification morale et métaphysique. Elles condamnent l’éclat du monde et rappellent sa « vanité » au regard de la mort. Néanmoins, esthétiquement, elles restent des vanités qui flattent le regard et préservent leur éclat aux choses transitoires. Par la brillance de la lumière qui jaillit d’un crâne, d’une bouteille ou d’un verre, elles font surgir de l’apparence un éclat d’éternité : l’éclat de l’objet du désir. Tel sera le premier point.

N’importe quel objet peut servir de support au désir, du moment qu’il a l’éclat, mais il peut être transfiguré en ce qui en est aussi le signe, pour ne pas dire le signifiant, à savoir le phallus. Et il est logique que le phallus apparaisse comme tel dans les vanités. A l’éclat de l’objet répondent alors de véritables « phallophanies ». C’est ce que sera abordé dans un deuxième temps, à partir du commentaire de Lacan sur Les Ambassadeurs de Holbein.

Donnant une âme aux objets inanimés, les vanités préservent l’essentiel, l’éclat du désir plus fort que la mort. De là naît la douce mélancolie dont elles procurent le plaisir. Ce qui suppose, comme nous le verrons pour finir, qu’elles se gardent de franchir deux limites que sont le grotesque du carnaval et l’horreur de l’abjection.

 

L’éclat du désir

 

Le paradoxe des vanités est que, condamnant l’éclat du monde, elles exaltent et éternisent celui des objets les plus vains, y compris les plus repoussants, tel un crâne de mort. De la sorte, elles auréolent le moindre rebut d’une brillance qui, au cœur de la mort ou du vide, fait émerger la puissance vitale du désir (figs. 1 à 4).

Cet éclat, qui se reflète sur l’objet le plus vain ou le plus repoussant, pour le signifier comme objet de désir, est constitutif de ce que Lacan a défini comme objet a et appelé, à la suite de Platon, l’agalma. Louis Gernet le définit ainsi :

 

Dans ses plus anciens emplois, le mot agalma implique la notion de valeur. Au premier sens, l’agalma est un objet dont on se pare, s’enorgueillit. En second c’est un objet ouvragé offert à un dieu, par extension l’image des dieux. La racine est celle du verbe agallô : orner, se glorifier, se réjouir. Il est inséparable du verbe agallein signifiant à la fois parer et honorer par des présents. Les agalmata sont particulièrement désignés pour être objets d’offrande [1].

 

Mais le trait commun à tous ces objets est leur éclat, leur brillance, qui les fait entrer dans le domaine de la phanie, voire du fantastique, en tout cas du fantasme. Même si, de ces objets a, le prototype est l’excrément, autrement dit rien de très glorieux ni ragoûtant, il n’en reste pas moins que, d’être pris dans le désir de l’Autre, ces objets brillent aux yeux de l’enfant comme des trésors, au point que, de son excrément, il fasse un don précieux à sa mère. En poète, puisque tous les enfants sont des poètes, n’est-ce pas ?, de sa boue, il fait de l’or. Ainsi, les agalmata désignent aussi bien des statues, des bijoux que des cadeaux faits aux dieux.

La vanité en peinture ne montre le rebut ou le cadavre que pour sauver l’éclat de la vie et de la beauté au sein de la mort. Elle répond ainsi à la remarque de Plotin qui parle de cet éclat de la beauté, à savoir justement de l’agalma, entendu comme rayonnement de l’esprit vivant (nous) qui transfigure la chair :

 

C’est comme lorsqu’on est en présence d’un visage, beau sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce (kharis). C’est pourquoi, même ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie (summetria) que dans l’éclat (épilampómenon ; de épilampein, briller, illuminer) qui brille en cette symétrie, et c’est cet éclat qui est aimable. Pourquoi en effet sur un visage la beauté est-elle éclatante tandis que le visage mort n’en conserve qu’une trace, avant même que ses proportions disparaissent par la corruption de la chair ? [2]

 

La vanité en peinture fait jaillir l’éclat de l’agalma au moment où la mort montre son visage, comme une lueur d’éternité qui irradie de beauté, et donc de désir, l’objet le plus terrifiant. Si elle est censée donner une leçon de morale voire de théologie et appeler la raison à reconnaître sa finitude, elle flatte néanmoins l’illusion de ce qui, chez le spectateur, est le plus proche de l’objet, et donc le plus haïssable : le moi. Plotin, à nouveau :

 

Reviens en toi-même et regarde ; si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue (poiêtês agalmatos) qui doit devenir belle, il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre [ou plutôt : « fasse apparaître un beau visage dans la statue (agalmati) » [3]] ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue (agalma) [4].

 

Malgré ce que montre le sujet au sujet, c’est-à-dire malgré ce que la représentation de la vanité de la vie en peinture montre au spectateur, le moi, rusé, s’alimente à la source éternelle qui jaillit de l’agalma. A propos du deuil et de la mélancolie, Freud dit que « l’ombre de l’objet tombe sur le moi ». Ici, à l’inverse, l’éclat de l’objet rejaillit sur le moi et le sauve de l’angoisse de la mort. C’est pourquoi il émane des belles vanités une profonde douceur mélancolique. Jean Clair, à propos du tableau de Brueghel l’Ancien, La Vue (fig. 5), commente ainsi la tendance à la répétition des objets :

 

Accumuler les objets, s’en faire une forteresse, bâtir une muraille d’objets inertes et silencieux pour ne pas voir la nuit du monde et ne rien entendre de sa rumeur, tel est le projet mélancolique de qui, sous la richesse apparente, n’entretient jamais que le goût amer de la solitude [5].

 

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[1] L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, « La notion mythique de la valeur en Grèce », Paris, Champs/Flammarion, 1995, p. 127.
[2] Plotin, Les Ennéades, trad. E. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1924-1946, 6 vol., Sixième Ennéade, livre VII, chap. 22.
[3] Suivant la traduction de Marianne Massin dans Les Figures du ravissement. Enjeux philosophiques et esthétiques, Paris, Grasset/Le Monde, 2001, p. 167.
[4] Première Ennéade, livre VI, chap. 9, trad. cit.
[5] Mélancolie. Génie et folie en Occident, catalogue de l’exposition sous la direction de Jean Clair, Paris, RMN/Gallimard, 2005, pp. 202-203.