Du rêve à la matière, de la matière au rêve
Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet
Vers un cinéma de poésie

- Didier Coureau
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

D’autres images encore sont frappantes, comme la désignation de la « belle inconnue » en tant que « femme à l’air de nager » [10], à laquelle les « survenants » ressemblent [11]. Le poème se conclut par l’intrusion du poète dans son poème, son nom apparaissant dans le dernier vers. Un autre très beau vers pourrait constituer une définition du cinéma en noir et blanc selon Garrel, puisqu’il évoque : « la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée » [12]. Breton relie ce poème, dans L’Amour fou, à des photographies de Man Ray, Brassaï, Rogi André et précise, à propos de la figure du tournesol : « à la fois cette espèce d’hélianthe, connue aussi sous le nom de grand soleil et le réactif utilisé en chimie » [13]. Quelque chose de l’ordre de la naissance d’une image photographique ou filmique pourrait se jouer là, dans le trop-plein de lumière qui caractérise souvent les plans de Garrel. Tous les éléments de son cinéma semblent d’ailleurs être réunis, au-delà de cette plasticité de la lumière : le rapport à l’inconscient ; la femme-apparition comme microcosme à l’image du macrocosme, selon la pensée d’André Rolland de Renéville ; l’autoportrait associant le rêveur à son rêve : Garrel apparaît dès ses premiers courts métrages, puis dans des films comme Marie pour mémoire, Le Lit de la Vierge, Le Bleu des origines où il se filme à la caméra à manivelle dans un miroir ou, justement, Les Baisers de secours.

En 1974, Garrel avait consacré un film, muet, en noir et blanc, d’une heure, à Jean Seberg, qu’il ne cessait de filmer en mouvement ou en gros plans (afin de tenter de découvrir, comme dans la quête de Godard, « l’âme derrière le visage », dans la continuité du cinéma muet). La généalogie du titre de ce film, Les Hautes solitudes – qui partage, involontairement, l’intitulé d’un recueil de textes de Léon-Paul Fargue [14] –, est explicitée par Garrel lui-même, lorsqu’il évoque le caractère premier du titre, donc du verbe, dans la naissance de ses films : « pour L’Athanor j’avais lu le mot quelque part [15], j’avais trouvé le mot vraiment beau. Je suis parti de ce mot pour le film […]. Après avoir fait L’Athanor j’ai lu L’Antéchrist de Nietzsche et dans la préface il dit : “Les sept solitudes de la hauteur”, alors j’ai trouvé comme ça le titre du film d’après : Les Hautes solitudes » [16]. Les titres des films de Garrel, nés dans un processus d’écriture automatique lié à l’inconscient, ressemblent souvent à des titres de recueils : La Cicatrice intérieure ou Le Lit de la Vierge déjà mentionnés, mais aussi : Le Bleu des origines ; Voyage au jardin des morts ; Le Berceau de cristal ; L’Enfant secret ; Le Cœur fantôme ; Le Vent de la nuit… Certains films comportent aussi des titres de parties poétiques, comme les subdivisions à l’intérieur d’un même recueil. Dans L’Enfant secret : « Le cercle ophidien » ou « Les forêts désenchantées » ; dans Liberté la nuit : « Le passeur de rêves » ou « L’encrier de Dieu »…

 

Parfois un film naît d’un véritable rêve, comme c’est le cas pour le court métrage intitulé Rue Fontaine, inspiré d’une vision nocturne de résurrection fantomatique, comme Garrel le précise [17] :

 

Une femme ayant le visage de Jean [Seberg] m’apparut dans un rêve. (La salle était vide, la porte était ouverte. Dans l’embrasure de la porte on pouvait voir le mur d’une église. Le visage du fantôme était livide. Le fantôme dit : « Je dois partir maintenant. Je vais là derrière cette église. Tu pourras toujours m’y trouver »). Comme dans Spirite de Théophile Gautier la suicidée apparaît au jeune homme dans le miroir et l’entraîne dans la mort, Jean m’appelait dans l’autre monde [18].

 

A propos de Seberg, Garrel note aussi : « Jean écrivit un scénario : Et maintenant je peux parler d’Aurélia. Elle écrivit aussi des poèmes qui furent publiés. Elle s’identifiait […] à l’Aurélia de Nerval, qu’elle voulait jouer de façon moderne » [19]. En quelques minutes, un court-circuit se produit entre plusieurs sources inspiratrices, qui font fusionner références cinématographiques et références poétiques : A bout de souffle de Godard est présent par Seberg, dans un court métrage qui prit place au sein d’un film à « sketches » intitulé Paris vu par… 20 ans après (1984), en hommage au film de la Nouvelle Vague Paris vu par (1964) ; la présence de Jean-Pierre Léaud renvoie également à la Nouvelle Vague, mais aussi à la figure de Jean Eustache, réalisateur de La Maman et la putain, qui se suicida au début des années 1980 (le personnage de Léaud se suicide dans Rue Fontaine) ; André Breton veille sur les rencontres oniriques du film, puisque la rue Fontaine est celle où il résida, tandis que la relation faite entre apparition féminine et géographie parisienne renvoie tout aussi bien à L’Amour fou qu’à Nadja. Dans son récit de sa rencontre réelle avec l’actrice Seberg, Garrel évoque encore une fleur de lys qu’il lui apporta, ainsi que dans un rêve éveillé – image reprise dans le film –, qui pourrait prendre la valeur symbolique du tournesol pour Breton. Outre la référence explicite à Gautier faite par Garrel, son cinéma s’inscrit également dans la continuité du premier Romantisme allemand, celui de Novalis qui écrivait dans ses Hymnes à la nuit : « Ce fut le premier, l’unique rêve, – et depuis lors, / à jamais, je sens en moi une foi éternelle, immuable, / en le ciel de la Nuit et sa lumière, la Bien-Aimée » [20]. Seberg – virtuellement fortement présente, même si interprétée par une comédienne très différente d’elle, Christine Boisson – véhicule cette identification avec le personnage de Nerval, apparition féminine qui resurgira dans le Surréalisme. C’est dans Aurélia, qu’est affirmée par le poète la fusion entre la vision du rêve et l’écriture poétique lorsqu’il écrit : « Ici a commencé ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle » [21]. Une autre figure essentielle du Grand Jeu, René Daumal, dont l’expérience poétique est sans doute au plus près de celle de Garrel, montrait la proximité entre sa propre perception et celle de Nerval [22] :

 

[…] j’ai vu le pays sans soleil, et lorsque je lis dans Aurélia : « chacun sait que dans le rêve on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes… », je sais que je dois tenir pour un imposteur celui qui, prétendant avoir exploré le Rêve, n’est pas violemment frappé, dans sa chair et dans son esprit, par l’évidence de la valeur universelle de cette loi, bien plus haute que celle de n’importe quelle loi physique.

 

>suite
retour<
sommaire

[10] Ibid., p. 85.
[11] Ibid., p. 86.
[12] Ibid., p. 85.
[13] Ibid., p. 70.
[14] Presque… puisque le titre de Fargue est, précisément : Hautes solitudes.
[15] L’athanor est le creuset des alchimistes.
[16] Ph. Garrel, « Dix ans après : Philippe Garrel », entretien avec Emmanuel Mairesse, Cahiers du cinéma, n° 287, avril 1978, p. 62.
[17] Ph. Garrel, « Jean Seberg », Cahiers du cinéma, n° 447, septembre 1991, p. 39.
[18] Cette image du fantôme féminin apparaissant dans le miroir se retrouve dans La Frontière de l’aube, film de 2009, également tourné en noir et blanc.
[19] Ph. Garrel, « Jean Seberg », art. cit. [Gérard Leblanc, théoricien, poète, ami de Jean-Daniel Pollet évoque également, dans L’Entre Vues (op. cit., p. 174), son désir de réaliser un film à partir d’Aurélia de Nerval, et note : « L’élaboration des images dans Aurélia procède de mécanismes archaïques pré-langagiers. L’image est à la fois écrite et détachée de son écriture. L’image est antérieure à l’écriture et l’écriture (re)construit l’image en la mettant à distance. C’est en ce point que le cinéma pourrait devenir actif. Hypothèse à vérifier. »]
[20] Novalis, Hymnes à la nuit, III, dans Les Disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux, Paris, Gallimard, « Poésie », 1996, p. 126.
[21] G. de Nerval, Aurélia, Paris, Le Livre de Poche, « Libretto », 1999, p. 25. Dans la présente édition de Michel Bris, est redonné au texte son premier intitulé : « Le rêve et la vie ».
[22] R. Daumal, dans Les Poètes du Grand Jeu, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003, p. 150.