Poétique de l’immonde
- Frédéric Astruc
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Deuxième caverne : Morse [6], de Tomas Alfredson

 

Morse revisite le mythe de Dracula en une double transposition temporelle et spatiale : l’action se déroule aujourd’hui en Suède. Ici, les codes du film de vampire classique tendent à s’effacer au profit d’une puissante suggestion émaillée de quelques jaillissements d’une grande crudité.

Morse raconte une histoire d’amour singulière entre deux enfants de douze ans, Eli et Oskar. La vampire, c’est elle, mais nous ne le saurons qu’après, dans la deuxième partie du film. Le garçon, lui, est solaire, timide, innocent et, sans doute pour cette raison, victime de harcèlement de la part de ses camarades. En se rapprochant d’Eli, Oskar subit peu à peu les effets d’une étrange contamination de la violence qui va bientôt lui permettre de réagir et de s’opposer à ses agresseurs.

Le plan qui nous intéresse a été filmé dans une piscine municipale en caméra immergée. Il se situe à la fin du film, lorsque le frère de l’un des bourreaux maintient la tête d’Oskar sous l’eau pour le punir de sa rébellion, tandis que, hors champ, Eli massacre un à un plusieurs membres de la petite bande. Une tête tombe à l’arrière plan, bientôt suivie d’un bras « devant nous ».

L’horreur est-elle miscible à la poésie ? Si oui, qu’est-ce qui, dans cette image, éveille une émotion poétique ?

Tomas Alfredson confie : « Il était impossible de montrer l’atrocité des meurtres. Je ne me voyais pas filmer cette enfant de 12 ans tuant de manière si brutale » [7].

Si la poïétique est, selon Cécile Cloutier, « la faisance de l’œuvre » [8], nous observons que le cinéaste a longuement réfléchi à l’acmé de son film (il lui aurait consacré un mois de préparation). Alfredson n’est pas un spécialiste du film de genre. Contrairement à Romero ou Carpenter, qui n’interrogent plus leur esthétique gore, il s’est posé un certain nombre de questions fondamentales sur la représentation de la violence, ses modalités et ses effets sur le spectateur. La préoccupation d’Alfredson est morale, presque philosophique. Lorsqu’il dit ne pas vouloir montrer l’atrocité des meurtres, il exprime une forme d’autocensure tout en revendiquant sa responsabilité de cinéaste à l’égard du spectacle qu’il offre. Cette distance, que Daney qualifierait de « bonne » (« bonne distance »), crée d’emblée un décalage favorable, semble-t-il, à une construction poétique.

Une brève approche poïétique du processus qui a conduit Alfredson à tempérer la violence de la scène montre que le cinéaste n’a pas totalement évacué la monstration – alors qu’il laisse penser le contraire – tout en parvenant à épargner le personnage d’Eli, la fille vampire, coupable des meurtres. Comme dans Hunger, l’acte est tronqué, réduit à son effet, ici par la séparation surface/profondeur. Alfredson compose son cadre de manière centrifuge, en convoquant le hors-champ, espace du massacre. La complémentarité champ/hors-champ fait alors écho à la dialectique monstration/suggestion à l’œuvre ici, la suggestion étant entière dans la litote. L’atténuation du crime résulte pour l’essentiel de la relation que nous entretenons avec l’invisible, qui nous prédispose à ne pas repousser le visible. Comme chez Tourneur, dont Alfredson s’inspire, semble-t-il, en nous offrant une variation autour de sa « fameuse » scène de la piscine (Cat People, 1941). Michel Laigle disait à son propos : « Le visible, le cinéaste entend ni l’escamoter, ni même le réduire à l’état d’argument ou de simple prétexte. Non par tactique, mais parce qu’il sait que le visible et l’invisible, loin de s’opposer ou de s’exclure, sont tributaires l’un de l’autre. Et que si le second est le “secret du tapis”, sans tapis il ne peut y avoir de secret, mais seulement le vide (l’idée d’une présence impensable) » [9].

Dans notre cas, Alfredson procède à une inversion topologique du « tapis ». En juxtaposant verticalement le visible et l’invisible, il établit une relation dynamique entre les deux : l’invisible – le hors-champ, siégeant en haut, au-dessus du cadre – et le visible – le champ, occupant le bas. Leur cohabitation arrache la composition à la complaisance systémique du genre, laquelle soumet l’acte de mise à mort à une injonction scopique. Ici, l’horreur est partiellement désamorcée. Le mouvement dialectique articule suggestion et monstration en soustrayant l’immonde de sa dimension viscérale pour mieux accéder à la crudité de la décapitation et du démembrement.

D’autres éléments concourent à un dépassement du réel.

Etayant une étude de Pasolini portant sur la poésie au cinéma, Deleuze théorise le principe de conscience-caméra [10] à travers le « cadrage insistant » ou « obsédant ». Le plan subaquatique d’Alfredson répond en partie à cette idée, en ce que « la caméra attend qu’un personnage entre dans le cadre, qu’il fasse […] quelque chose, puis sorte alors qu’elle continue à cadrer l’espace redevenu vide ». Sur les deux actions représentées simultanément, celle du massacre scénographie un même jeu d’entrées et de sorties de champ, ici de fragments de corps. Deleuze poursuit : « Un personnage agit sur l’écran, [il] est supposé voir le monde d’une certaine façon. Mais en même temps, la caméra le voit, et voit son monde, d’un autre point de vue, qui pense, réfléchit et transforme le point de vue du personnage » [11]. Pour Pasolini, la poésie se féconde dans cet écart de point de vue entre le personnage et l’auteur du film, le deuxième substituant au premier « sa propre vision délirante d’esthétisme » [12]. Dans Morse, Alfredson nous immerge avec Oskar pour mieux nous faire ressentir son calvaire. Il procède à ce que Jost appelle une auricularisation interne : nous entendons ce qu’il entend. Puis, Oskar ferme les yeux. Sa perception est alors entière dans ce que son ouïe filtrée par l’eau lui restitue du monde. Le dédoublement opéré par la conscience-caméra débouche ici sur une cohabitation du pur et de l’impur : Oskar, dont le cinéaste ne cesse de célébrer l’innocence, côtoie l’immonde, sans en avoir conscience. En fermant les yeux, c’est comme s’il jetait un voile de pudeur sur les mises à mort pour s’en protéger, pour éviter la souillure du regard (dans une scène antérieure, il refuse de voir les actes horribles d’Eli en refermant une porte). Le spectateur accepte d’autant mieux l’image objective du massacre qu’elle est neutralisée par l’image subjective du garçon le niant.

C’est cette circulation du noble à l’ignoble qui crée une forme poétique. Au-delà de ces considérations, Alfredson se livre à un travail plastique qui endigue un peu plus l’effet gore par l’emploi d’une longue focale. La scène n’eût pas été la même sans cette courte profondeur de champ qui permet l’élection d’une zone nette et d’une zone floue. En photographie, on appelle « bokeh » les nuances de flou de l’arrière-plan. Celles-ci proviennent des caractéristiques optiques des objectifs, et notamment de la forme et du nombre de lames de leur diaphragme. C’est ainsi que le rendu des flous diffère d’un objectif à un autre. La netteté ici dévisse au moment de l’entrée des jambes dans le champ (Eli, hors champ, traîne un garçon dans l’eau) : les traits d’Oskar s’effacent tandis que les jambes et la tête qui tombe apparaissent distinctement. Pour autant, la lisibilité n’est pas maximale. Le piqué de l’arrière-plan est estompé par la masse d’eau qui sépare Oskar de la victime. Du coup, rien n’est véritablement net à l’image. Dans un article intitulé « Eloge du flou » [13], Gérard Mordillat envisage le flou comme « ce bougé [qui] atteint à la sensation pure du véritable tremblement de la vie. » Il rejoint Francis Bacon qui disait lors d’un entretien [14] que le flou permettait « d’atteindre à la vérité dans ses profondeurs »…

En ses profondeurs... Quand la tête et le bras tombent dans l’eau, ils revendiquent leur statut d’artifices grotesques (on dirait des articles en latex sortis d’un magasin de farces et attrapes), et en même temps ils témoignent de la dimension moins pulsionnelle qu’instinctive de l’acte. Eli, amoureuse d’Oskar, ne fait jamais que le défendre. C’est l’expression d’un transfert de violence fondamentale, celle que Bergeret décrit comme naturelle, en ce qu’elle relève d’une nécessité primitive vitale. Eli réalise ce qu’Oskar refuse ou est incapable d’accomplir. L’horreur, bien que représentée, est cantonnée dans un registre symbolique.

Enfin, on ne saurait considérer la décapitation sans évoquer la place qu’elle tint dans la révolution romantique… Antonio Dominguez Leiva nous dit à cet égard qu’il y a « désormais un type de beauté qui n’a plus rien à voir avec la morale, une beauté du laid et de l’horrible qui débouche, selon le titre du philosophe allemand Rosenkrantz, dans une esthétique du laid » [15]. « La découverte de l’horreur comme source de plaisir et de beauté, écrit par ailleurs Mario Praz, finit par influer sur le concept même de beauté » [16]. Cette « beauté du laid » n’est pourtant pas nouvelle dans le champ de la peinture ; on la trouvait déjà chez Goya et Caravage. Du reste, le bourreau de Morse, maintenant la tête d’Oskar sous l’eau en agrippant ses cheveux, ne reproduit-il pas le geste du garde d’Hérode tenant la tête de St Jean-Baptiste décapité [17] ? Cet intertexte conscient ou pas participe encore de la transcendance du plan d’Alfredson.

Au regard du sujet qui nous occupe, la poésie sourd du croisement improbable d’un certain tabou de la représentation et de sa monstration partielle contextualisée. Ici, l’ellipse, là, le hors-champ, les scènes qui relèvent de l’immonde évacuent la « faisance » de l’acte au profit de sa conséquence. Celle-ci, par contre, est traitée sans esquive, dans sa dimension triviale, dans son essence. Le trouble du spectateur est alors entier dans cette juxtaposition, l’évacuation étant le préalable indispensable à l’acceptation de la cruauté.

In fine, deux cas se présentent à nous : le premier, Hunger, dont l’image rompt avec le réalisme ambiant, et Morse, dont l’image est emblématique de la tonalité onirique du film. Ce qui les réunit est, semble-t-il, un même désir de transcender l’enregistrement mécanique de l’acte par une injonction poétique, ou comment l’esthétique accomplit une médiation du réel par la transfiguration.

 

Dans le rêve éveillé qu’est la réception d’un film, il y a une contrepartie, c’est nous qui commençons à projeter un autre film sur le film à l’écran. Je dis bien projeter. Des images qui partent de moi et se superposent à celles du film même. De sorte que le double film […] devient protéiforme, plein de palpitations, comme s’il respirait [18].

 

Ruiz suggère deux choses complémentaires ici. D’une part, que la poésie au cinéma est éminemment subjective en ce qu’elle dépend pour une large part de sa réception. D’autre part, que le moyen le plus approprié pour en parler n’est pas la prose mais bien la poésie elle-même.

 

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[6] D’après le roman de John Ajvide Lindqvist : Laisse-moi entrer, Paris, Milady, « Thriller poche », 2011.
[7] Extrait d’interview du cinéaste pour le Webzine Il était une fois le cinéma.
[8] Dans « La Faisance de l’œuvre d’art », communication du colloque Faire œuvre, le fils de la mètis, 24-25 août 2000, Baie-Saint-Paul (Canada).
[9] M. Laigle, « Un art de l’invisible », Caméra/stylo, n° 6 « Jacques Tourneur », mai 1986.
[10] Ce que Pasolini nomme une « subjective indirecte libre ». Appelée également « dicisigne » par Deleuze dans L’Image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 1983.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] G. Mordillat, « Eloge du flou », Le Monde diplomatique, septembre 2011.
[14] Avec David Sylvester. Ibid.
[15] Dans Décapitations, du culte des crânes au cinéma gore, Paris, PUF, « Littératures européennes », 2004.
[16] M. Praz, « La beauté de Méduse », dans La Chair, la mort et le diable dans la littérature romantique du XIXe siècle. Le romantisme noir, Paris, Denoël, 1977, p. 45. Cité par Antonio Dominguez Leiva, ibid.
[17] Michelangelo Merisi dit Le Caravage, La Décollation de Saint Jean-Baptiste, 1608.
[18] R. Ruiz, Poétique du cinéma 2, op. cit.