Synthèse
- Marion Poirson-Dechonne

_______________________________

pages 1 2 3

ouvrir cet article au format pdf

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Au terme de ce colloque, un réseau d’échos se constitue à partir de la diversité des voix et des sujets. Des liens souterrains se tissent d’une communication à l’autre, des thématiques entrent en résonance, un dialogue s’établit entre chercheurs des différentes disciplines. A travers la diversité, on observe l’émergence d’un certain nombre d’axes et références communs. En premier lieu, force est de constater que les interrogations sur la place du cinéma au sein de la hiérarchie des arts révèlent que les avant-gardes ont manifesté un intérêt précoce pour ce dernier, censé rompre avec la culture bourgeoise. Un retour sur l’histoire laisse entrevoir que sa dimension narrative, ressentie comme hégémonique, a étouffé d’autres potentialités, et que la poésie a pu constituer un point de jonction essentiel entre cinéma et littérature, les poètes ayant perçu de manière prégnante l’évidence de ce lien. Le cinéma a nourri la poésie, et continue à le faire, une interaction qui se développe, de façon irrégulière, depuis les années 1920.

On peut même considérer que certains poètes, comme Baudelaire, se sont montrés des précurseurs dans ce domaine. Ioan Pop-Curseu montre qu’en dépit de son aversion pour la photographie, l’auteur des Fleurs du mal a manifesté un intérêt particulier pour les inventions de son siècle, qui relevaient du domaine de l’optique et du pré-cinéma. Leur utilisation dans le domaine du spectacle, en particulier celle du diorama, du stéréoscope et du phénakistiscope l’a fasciné. Dans Les Paradis artificiels, Baudelaire a décrit les hallucinations provoquées par les drogues en des termes qui pourraient évoquer le dispositif de projection cinématographique. Ses successeurs, dadaïstes et surréalistes, ont réagi de diverses façons, en écrivant des critiques ou des billets d’humeur, parfois en passant derrière la caméra. Il existe en effet une profonde accointance entre les thématiques développées par le surréalisme, le rêve, la magie, et le cinéma qu’on dit poétique.

La dimension politique, qui s’enracine dans la poésie antique, en particulier chez Ovide et Virgile, et a été réactivée par le romantisme, se retrouve bien au-delà, chez les cinéastes comme chez les poètes. Elle s’avère fondamentale dans le surréalisme, quel que soit son medium, et renforce le lien établi entre cinéma et poésie, que réaffirme la poésie contemporaine. Les pratiques poétiques de Jean-Marie Gleize, prolongées par le travail vidéographique d’Eric Pellet, se réfèrent à des sujets contemporains, comme Tarnac, tandis que Frank Smith, dans Guantanamo, questionne la politique carcérale des Etats-Unis, ou interroge dans Le Film des questions les traces sur le paysage des meurtres d’un tueur de masse.

Ainsi, dans le courant des années 1920, une circulation s’est établie entre les différents arts. Parfois, les poètes divergent dans leur approche du cinéma. Philippe Soupault a écrit des billets-poèmes qui reflétaient son refus de tout discours critique. Il s’est abstenu de résumer les films, jugés par lui moins importants que la trace mnésique qu’ils laissaient dans l’esprit du récepteur/poète. Son indifférence pour le medium cinématographique s’est exprimée à travers sa pratique de la « critique synthétique », courante chez les surréalistes. Ses billets d’humeur refusaient toute approche théorique ou technique ; leur dimension lyrique, leur usage de la métaphore proclament un effacement de la frontière entre écriture créatrice et écriture critique, et mettent l’accent sur l’interprétation subjective de leur auteur. Louis Aragon, en revanche, a apprécié le cinéma pour son aptitude à la représentation de l’homme moderne, du fait de son refus de toute psychologie romanesque et de son approche quasi behavioriste de l’humain. Le poète a analysé les fondements de l’esthétique cinématographique en se focalisant sur le gros plan, dont les capacités de défiguration hallucinatoire pouvaient produire un sentiment de répulsion ou satisfaire la pulsion scopique. En définissant ce qui constituait la cinégénie, Aragon mettait l’accent sur la capacité du cinéma à manifester l’étrangeté des choses, et montrait comment ce dernier pouvait rejoindre la poésie, par sa puissance de révélation et de déréalisation. D’un autre point de vue, l’approche de Benjamin Fondane, critique, théoricien et poète, passant derrière la caméra, se révèle, comme l’a montré Olivier Salazar-Ferrer, particulièrement originale. Les catastrophes filmées par le cinéma constituent pour Fondane « l’équivalent visuel de la libération poétique du langage. » La métaphore du naufrage emblématisait chez lui l’effondrement logique et verbal des représentations qui traduisaient celui du monde socioculturel. Comme l’ont fait Germaine Dulac, Louis Delluc, ou Jean Epstein pour exalter la spécificité du cinéma, Fondane s’est appuyé sur la faiblesse technique de ce dernier, cette mutité interprétée alors comme une vocation au silence, un silence que Fondane, pour sa part, interprétait comme une suspension du langage ; il voyait dans le cinéma muet une équivalence de la subversion dadaïste de ce dernier. Entr’acte, de René Clair, a constitué pour Benjamin Fondane une véritable révolution technologique. Il a mis en application sa notion de film pur en réalisant Tararira, dont la dimension à la fois tragique et burlesque visait à exprimer le désir de subversion sociale. Ses successeurs ont cherché à produire une poésie cinématographique au caractère libératoire et transgressif. Antonin Artaud, autre poète, entretient des liens étroits avec le cinéma. A l’inverse, le cinéaste Man Ray produit des films dans lesquels la poésie apparaissait étroitement liée à la danse. De nos jours, cinéma, vidéo et poésie ne cessent de dialoguer : la poésie, en particulier dans ses formes les plus récentes, s’est emparée de la vidéo et des nouvelles technologies pour interroger sa pratique et renouveler l’approche du langage poétique.

Ainsi, ces deux arts n’ont cessé de dialoguer, en mettant en place des stratégies discursives, ou en élaborant des dispositifs, une recherche qui va bien au-delà de la reprise thématique, du mimétisme. Le chercheur italien Luigi Magno s’est intéressé à ces diverses interactions, en montrant comment la poésie dialoguait de façon efficace avec le cinéma. Christophe Fiat, dont l’œuvre multiplie les références au septième art, a cherché à démystifier les spectacles hollywoodiens en adaptant King-Kong de façon quelque peu iconoclaste. Il a recréé un pseudo-scénario, qui procédait de façon fragmentaire, par le démontage suivi du remontage du texte filmique, dont il conservait des bruitages. Il a fait de même avec Batman. Une des tendances de la poésie contemporaine se centre sur le cinéma. Jérôme Game, Jean-Marie Gleize, Frank Smith (deux d’entre eux participaient à ce colloque) ont exploré les liens entre ces deux arts, en créant des œuvres hybrides. L’écriture de Jean-Marie Gleize, dans Film à venir, adoptait le ton et l’allure d’un scénario. Il y a questionné les images, mais aussi le rôle joué par l’écran noir. La vidéo d’Eric Pellet, Noir-écran, entre en correspondance avec le texte de Jean-Marie Gleize. Le cinéma y apparaît comme un moyen d’investigation privilégié du monde de l’art.

 

>suite
sommaire