Répétitions diaboliques
dans Renart le nouvel –
La plasticité des topoï

- Aurélie Barre
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email
Les langues pendantes du papier décollé laissent apparaître le plâtre humide et gris qui s’effrite, tombe par plaques dont les débris sont éparpillés sur le carrelage devant la plinthe marron, la tranche supérieure de celle-ci recouverte d’une impalpable poussière blanchâtre (Cl. Simon, Leçon de choses, p. 9).

Comme un certain nombre de récits médiévaux, Le Roman de Renart repose sur des procédés de reprises et d’échos. D’une branche à l’autre, racontées par le conteur, par Renart ou par un autre protagoniste, réécrites selon une nouvelle modalité du récit et confrontant des personnages éventuellement différents, les aventures du rusé goupil se répètent. Les conteurs s’amusent à en varier les points de vue et les instances narratrices [1] ; ils réinventent des rencontres et des conflits sur des canevas préexistants [2] ; ils se jouent de motifs qu’ils transposent en renardie selon les modalités de la parodie littéraire [3]. La répétition est un phénomène textuel, lisible ; elle programme aussi la réception du texte : la reconnaissance des ruses et des branches qui appartiennent à la conscience collective fondent en partie le plaisir de l’écoute. Mais cette mémoire-plaisir du texte est aiguisée par l’en-plus de la variation selon laquelle le récit n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. La conscience de cette variation, qui relève également de la perte du modèle, du canevas connu, produit, selon les termes de Roland Barthes, le « texte de jouissance ». Mise en scène d’une apparition-disparition – au moment du prologue qui convoque le lecteur –, le récit renardien repose essentiellement sur cette duplicité [4], la répétition et la variation, adressée à la jouissance de l’auditeur [5].

Le conteur de « Renart et Liétart » affirme pourtant dans le prologue : « Uns prestes de la Crois en Brie (…)/A mis sen estude et s’entente/A faire une novele branche » (v. 1-5). Mais en réalité, les branches du Roman ne sont ainsi jamais, au sens étymologique, « nouvelles », neuves ou inédites. Les conteurs mettent en récit une mémoire, fraîche et renouvelée, et la glosent ; ils réactualisent ainsi des topoï figés dans la mémoire pour leur redonner, grâce au récit, la vitalité perdue : leur plasticité.

Le détour par le texte, démultiplié en branches, et par ses motifs récurrents, par son héros sériel qui selon les Etymologies d’Isidore de Séville, tourne sur ses pattes et jamais ne court en ligne droite mais en zigzagant, éclaire de façon singulière les enluminures présentes dans les manuscrits du Roman de Renart. Le récit et ses images sont ensemble travaillés par des topoï, sans cesse reconfigurés, re-sémantisés, selon les aléas du texte, des images, et les circonstances de leur manifestation. Forces vives et ductiles, suffisamment émoussés par la mémoire émotive et oublieuse pour mouler leur substrat sur le corps d’un texte nouveau, ces topoï sont, par métaphore, des images plastiques. La répétition qui les fonde en figures topiques, jamais parfaitement identiques à elles-mêmes mais soumises aux plus infimes déplacements, est à la source de la composition littéraire au Moyen Age où se croisent des images mentales venues d’ailleurs, des « éléments textuels voyageurs » [6].

Dans Le Roman de Renart, les cours plénières tenues par le roi Noble constituent un élément sériel, parmi d’autres, qui rythme les différents manuscrits. Les variations de ses réemplois en font un matériau mouvant, disponible à de multiples reprises, s’adaptant aux hasards de ses résurgences et aux surprises de ses recontextualisations. La cour plénière, motif plastique, ne trouve sa ductilité que dans un dispositif qui l’excède, une matrice au sein de laquelle se noue le sens. Ainsi les cours plénières, textes ou images, ne prennent leur plénitude poétique [7] que dans le tissage, ou « tuilage » [8], d’éléments qui sous-tendent le texte. Il existe ainsi un en-deçà de l’image et du texte, ce que l’on pourrait assimiler à une culture ou à une mémoire, une « doublure » au sens où l’emploie Julien Gracq [9], affleurement sous le tissu premier de la littérature préexistante. Les images textuelles et iconographiques en sont les réceptacles. De façon significative, les cours plénières sont situées dans des espaces singuliers : au seuil des récits ou des manuscrits. Elles fonctionnent ainsi comme des dispositifs transitionnels où la mémoire, actualisée, récupérée par l’enluminure (qui précède le récit) et par les premiers vers, trouve l’énergie d’une création neuve.

 

1ère couche : le texte

 

La description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu près indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l’entraînement des métaphores proposées, l’addition d’autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l’usure, le temps, un choc (soit encore qu’ils n’apparaissent qu’en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle (Cl. Simon, Leçon de choses, p. 11).

Plusieurs manuscrits du Roman de Renart débutent par la même branche : « Le Jugement de Renart » [10]. C’est pour Isengrin l’occasion de porter plainte contre le goupil, son éternel ennemi. Pour cela, il profite d’une cour plénière rassemblée par le roi Noble. Les premiers vers mettent en place le cadre de l’action, dessinent ce qui sera son paysage :

 

Ce dist l’estoire es premiers vers
Que ja estoit passé yvers,
Et l’aube espine florissoit
Et la rose espanissoit,
Et que fu prés de l’Ascentions,
Que sires Nobles li lions
Toutes les bestes fist venir
En son palais por cour tenir (v. 11-18).
(L’histoire raconte en son début que l’hiver était déjà fini, que l’aubépine fleurissait et que la rose s’épanouissait, que l’Ascension approchait et que monseigneur Noble le lion convoqua toutes les bêtes dans son palais pour tenir sa Cour [11]).

 

>suite
[1] En particulier lors des procès où le lion, le loup, Chantecler… racontent à leur façon, les mauvais tours joués par Renart. Les confessions sont également l’occasion de re-narrations d’épisodes.
[2] Les différentes morts et renaissances du goupil réécrites de branche en branche en sont un exemple saisissant.
[3] Le siège de Maupertuis parodie par exemple celui de Charlemagne au début de la Chanson de Roland.
[4] Voir R. Barthes, Le Plaisir du texte précédé de Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000, pp. 88 et ss.
[5] On peut relire dans ce sens le début de « Pinçart le héron » : « Seigneurs, vous avez abondamment entendu parler, cela fait des jours et des années, des aventures et du récit que Pierre de Saint-Cloud en a fait, de Renart et de ses affaires (…). Voici ce qui est arrivé jadis en Angleterre : Renart s’en était allé en quête […] » (branche XI dans Le Roman de Renart, édition publiée sous la direction d’A. Strubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 321).
[6] L’image est répétée à deux reprises – au moins – par Paul Zumthor. Elle apparaît dans La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, « Essais et conférences. Collège de France », 1984 (pp. 76-77) et dans « Intertextualité et mouvance » (Littérature, n°41, 1981, p. 15).
[7] Plénitude poïetique même puisque la mouvance du motif participe de l’acte de création, de sa dynamique perpétuellement rejouée dans cet acte singulier.
[8] Voir P. Zumthor, La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, op. cit., p. 82.
[9] « L’allusion littéraire, qu’un simple mot peut suffire à éveiller, communique à un texte – rien qu’en signalant en lui l’affleurement, tout prêt à émerger, de la masse de la littérature préexistante – une sorte de miroitement. Miroitement qui témoigne, sous le texte apparent, de l’existence d’une universelle doublure littéraire, se rappelant par intervalles au souvenir comme une doublure de couleur vive par les "crevés" d’un vêtement » (inédit de Julien Gracq accordé au Monde des Livres, 5 février 2000, consultable en ligne sur le site des éditions Corti).
[10] Le « Jugement de Renart » n’est pourtant pas la première branche du Roman de Renart, que l’on se place sur le plan chronologique ou narratif. Elle figure très certainement au début des manuscrits car c’est la branche la plus connue et la plus célèbre. Sur les procès dans Le Roman de Renart, voir l’article de Jean Subrenat : « Trois versions du jugement de Renart (Roman de Renart, branche VIIb, I, VIII du manuscrit de Cangé), dans Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Age offerts à Pierre Jonin, CUERMA, Université d’Aix-en-Provence, 1979, pp. 623-643.
[11] Le Roman de Renart, éd. cit., p. 3.