Le sceau de l’irreprésentable :
Les tableaux dans les romans japonais

- Asako Muraishi
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Fig. 1. P. Bruegel  l’Ancien, L’Orgueil, 1556-1557

Fig. 2. P. Bruegel  l’Ancien, La Gourmandise, 1556-1557

Fig. 3. P. Bruegel  l’Ancien, La Luxure, 1556-1557

       Pourquoi les écrivains optent-ils dans leur fiction romanesque pour l’ekphrasis, la description picturale, autrement dit, la reconstitution verbale d’un tableau, au lieu de recourir à l’illustration ? Est-ce parce qu’à la différence de l’illustration, où l’image concrétise et matérialise les idées abstraites en leur donnant des contours définitifs, la description picturale peut mieux leur donner chair et forme sans réduire leur force évocatrice et polysémique ? Les tableaux dans le récit ont en effet une fonction ambivalente de symbolisation : ils peuvent révéler l’essence autant qu’ils peuvent la masquer ; ils ont recours au langage intelligible autant qu’ils échappent à la verbalisation. Ils participent à la figuration de l’impalpable et de l’inénarrable.
       Nous explorerons cette hypothèse à travers trois textes narratifs de langue japonaise dans lesquels la peinture joue un rôle essentiel, permettant aux auteurs de représenter l’irreprésentable : Sombres Tableaux d’Hiroshi Noma (1946), Confession d’un masque de Yukio Mishima (1949) et Kafka sur le rivage de Haruki Murakami (2002). Ces œuvres dont le sujet est au départ pictural nous plongent dans les tréfonds du silence et de l’indicible.

 

La peinture de Bruegel dans Sombres Tableaux d’Hiroshi Noma

 

La recomposition picturale

 

       Commençons, selon la chronologie, par l’œuvre d’un écrivain de la première génération d’après-guerre, Sombres Tableaux, d’Hiroshi Noma. Même si son nom est méconnu des lecteurs occidentaux, bien plus que ne le sont les deux autres auteurs étudiés ici, Hiroshi Noma jette une des pierres angulaires de la littérature de notre pays en la bâtissant telle qu’on la voit de nos jours. Placé en tête de la trame narrative centrale qui relate les expériences de l’activisme estudiantin de l’Université de Kyôto dans le contexte de tension de la Seconde Guerre mondiale, l’élément pictural est à l’ouverture de cette nouvelle ; il apparaît comme un embrayeur du romanesque et un vecteur essentiel des enjeux historiques.
       A partir des libres impressions provoquées par un livre de reproductions de Bruegel, l’écrivain tente de reconstituer des paysages lugubres, macabres et funèbres, qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’Enfer dantesque de Bruegel. Voici le passage liminaire que l’auteur introduit sans préciser la référence des images :

 

Aucune herbe, aucun arbre, aucun fruit de la terre, un vent de neige souffle, désolé. Au loin une haute colline : tout, alentour, est calciné dans un soleil noir caché par les nuages et à divers endroits de la terre dont l’horizon brille d’un éclat sombre des trous noirs en forme d’entonnoir s’ouvrent un peu n’importe où. Les bouches de ces trous répandent autour d’elles le luisant qu’auraient des lèvres pleines d’un excès de vie et ces trous eux-mêmes au beau milieu de la haute masse du tertre se répètent, attendent une sensation tactile, lourde et obscène, ouvrent dans la terre toutes leurs bouches comme des êtres vivants apparentés à des mollusques. On croirait que là sont ensevelis plusieurs corps mystérieux de femmes sans jambes n’ayant que des sexes [1].

 

La description débute par l’évocation de la désolation hivernale sous le soleil noir et se déploie interminablement, entraînant le lecteur dans un univers morbide. Ne dévoilant la référence à Bruegel qu’à la fin de ce développement, l’auteur fait croire à un paysage réel, même s’il reste chimérique en raison de l’absence de tout repérage temporel. Indépendant du corps principal de l’histoire réaliste du militantisme marxiste, la référence picturale donne lieu à une métafiction. Elle est loin de la fidèle description d’un tableau, de son analyse ekphrastique et de son commentaire savant. Elle s’apparente plutôt à un aperçu global ou à une perspective synthétique, à un éclairage kaléidoscopique parcourant l’ensemble des images filées sans s’attarder distinctivement et respectivement sur chaque tableau. Épousant la vision du héros Fukami Shinsuke, le narrateur propose au lecteur d’assister dans ce lieu à la naissance de la perception où des activités de représentation s’opèrent en temps réel. Il s’agit d’une recomposition subjective ou même d’une recréation inventive à partir de débris de visions amassées. C’est ainsi une mosaïque intérieure, un croquis mental teinté d’humeur, « une impression étrange, imprécise, et qui s’accompagnait d’un plaisir désespéré ou plutôt, une suite d’impressions que l’on pouvait qualifier de gémissantes, se débattant en vain dans un trou profond de plaisir sombre » [2]. L’image décrite se déploie selon la puissance suggestive du langage sans étouffer pour autant la beauté picturale ni filtrer par le système langagier la densité matérielle de la forme et de la couleur.

 

Les trous noirs et la douleur collective

 

       Ce qui capte le regard du narrateur dans cette imagerie sombre et expressionniste qu’Hiroshi Noma dresse par la pulsion scopique d’un visionnaire, ce sont les « trous noirs », l’entité mystérieuse qui fait référence aux fosses du Jugement dernier de Bruegel. La créature grouillant dans cette cavité de nature obscure, monstrueuse et grotesque, avilie et ignoble, monstres à queue de reptile, hommes rampants à multiples pattes, poissons à pieds d’homme, semble extraite de la série des estampes intitulée Sept Péchés capitaux (1556-1557) tels que L’Orgueil (fig. 1), La Gourmandise (fig. 2) ou La Luxure (fig. 3).
       L’auteur n’affecte pas de répugnance face à cette créature immonde, bien au contraire, il fait preuve de « compassion » et reconnaît qu’en elle « un amour profond brûle enfoui sous la minable apparence des hommes, une fureur âpre contre la pauvreté », « une résistance à l’ignorance, la stupidité, la cruauté » [3]. Il découvre dans cette créature quelque chose de proche de lui, qui lui est cher ; sous ses traits, il compose une analogie entre les deux peuples éloignés par l’espace aussi bien que par le temps, le peuple flamand de la Renaissance, paysannerie sous le régime despotique de Philippe II, et le peuple japonais de la Seconde Guerre mondiale, nation sous le régime militaire. La représentation picturale à travers laquelle ces deux peuples sont unifiés devient la projection imaginaire de la souffrance collective de l’époque, le moyen d’expression de leur mal-être, amplifié par la libido refoulée d’un adolescent.
       La peinture resserre en effet sur elle le désir d’expression, les émotions charriées et la charge affective, trop souvent insoutenables pour être exprimées directement. Reposant sur la puissance suggestive de la figure de l’analogie, ces images picturales donnent forme concrète à l’air et à l’humeur du temps, à la mélancolie moribonde d’une époque, à sa détresse sinistre et à la frustration d’un individu bafoué, oppressé par le régime totalitaire : « le sens de ces trous, c’est que, tout en semblant dénoncer quelque chose, ils n’en possèdent pas les mots pour le dire » [4]. Dotée d’une puissance symbolique qui révèle les impacts du monde sur les âmes, la peinture éclaire l’intériorité des êtres et met en lumière les abîmes de la psyché qui ne passe pas par le langage.

 

>suite

[1] Traduction d’Y.-M. Allioux, dans Nagao Nishikawa, Le Roman japonais depuis 1945, Paris, PUF, « Ecriture », 1988, p. 150.
[2] Traduction d’O. Fink, dans Cheminement dans le Japon des années sombres : Noma Hiroshi, entre résistance et inertie, Thèse de doctorat : Université Genève, 2005, no. L. 572, p. 95.
[3] Traduction d’Y.-M. Allioux, Op. cit., p. 153.
[4] Traduction d’O. Fink, Op. cit., p. 158.