Dés de lit

Frédérique Joseph-Lowery

      Tout commença à l’occasion d’une banale promenade, un de ces jours oisifs où, sans avoir d’idée précise ou d’intention particulière, on se retrouve dehors, pour prendre l’air, se changer les idées et échapper à l’ennui. Le quartier choisi pour cette heure à tuer était situé à l’est d’Atlanta. Little Five Points est, à son échelle, un petit Beaubourg, il n’a que deux rues qui se croisent mais malgré les kilomètres d’océan qui séparent ce lieu du coin de Paris, l’esprit qui leur est commun les rend voisins. On va là pour l’extravagance qui y règne et aussi parce que son absence de puritanisme fait du bien au corps. On respire. Sans devoir enfiler d’étroites rues peu sûres, ou s’engager sur de louches trottoirs, on peut, au gré de sa flânerie, après avoir pris un café, passer d’une boutique à la suivante et trouver boas ou tenues érotiques à son goût. Piercing, tatouages sont à l’avenant, entre le magasin de produits diététiques et le stand des bicyclettes. Se croisent et se regardent promeneurs désœuvrés ou touristes de toutes saisons, souvent étrangers. Il y a des habitués qu’on retrouve dans un quartier proche, plus huppé, à cinq dix minutes à pieds. On se fait gratis un défilé d’excentriques, qui mêle mauvais goût, kitsch et morbidité, lèvres noires et ongles bleus. On côtoie pas trop longtemps les errants qui s’y sentent à l’aise. L’un des rituels est de repérer celle qui tient à toute heure une cigarette au bord des lèvres, pensive, le front surmonté d’un immense chignon emmêlé de nœuds extraordinaires. Folle ambulante, sa ruche sur la tête, elle accumule le miel de ses pensées vagabondes et obsédantes. Les nôtres à côté n’ont l’air de rien. On va d’ailleurs là car on a la tête vide, on n’a rien à faire. On sort faire un tour, et à force, on voit encore et encore la même chose, car certains dérangés ont leurs horaires et leur routine est réglée à la seconde. Aux environs de dix-sept heures, si c’est à cette heure là qu’on a envie de prendre l’air, on sait qu’on verra à coup sûr à l’arrêt de bus l’éclopé en tenue de cycliste d’un noir brillant qui moule un sexe si énorme qu’il en donne le haut-le-cœur. Cet homme est toujours à son poste, à l’heure, à l’arrêt d’un bus qu’il ne prend jamais. Digne sur sa béquille, immonde dans la taille du membre qu’il exhibe, il salue de la main les marginaux aux langues ou nombrils percés d’anneaux qui croisent sa route, les visages fardés de noir, de vert et de bleu sur des teints blafards. C’est généralement en voiture que je le croise, j’espère et redoute le feu rouge, et regarde sans vouloir regarder, redoutant surtout que ses yeux me voient, que ses yeux se posent sur moi. Comme si ce serait un peu de son énorme sexe qui me toucherait.
      Un jour donc, un couple s’aventure dans le quartier et enlacés cet homme et cette femme marchent à deux et se mêlent à la foule singulière, s’avancent dans ce carnaval sans tambour ni trompette. La musique est rock, pop, punk et discontinue, son rythme est celui des portes de magasins qu’ils ouvrent et ferment, avec, entre ces morceaux, les bruits des voitures, ou d’une bande qui entre trois arbres se retrouve pour jouer du tam-tam. Ils déambulent, ils rentrent dans des boutiques où ils n’achètent rien mais sentent, s’étonnent, s’amusent à voir ce qu’il faudrait acheter si l’on mangeait sain, respirait patchouli, ou voulait se loger dans une Inde plus vraie que nature. On se demande de quoi on aurait l’air avec ces culottes réduites à l’essentiel, guère emballée par les matières qui doivent scier les lèvres. Les soutien-gorge ont des clous, il y a beaucoup de noir et de rouge, des dentelles, du cuir, bref tout l’appareillage sadomasochiste. Aussi faux ce quartier a-t-il l’air, c’est pourtant dans ce seul endroit de la ville américaine (où les sex-shop sont plus nombreux que les librairies) que des hommes fêtant Halloween décidèrent une fin d’après-midi de traverser le quartier en courant sans les déguisements attendus (vampires, sorcières, catwoman, fée, pirate, soldat, monstres etc). Ils étaient tout simplement  en slip. C’était le vrai déguisement, le déguisement suprême car hors Halloween, les indigènes du quartier, flics y compris (la moitié des passants) sont en permanence déguisés. Je les vis passer alors qu’avec mon amie peintre nous sortions littéralement d’une tête de mort, d’une porte de café en forme d’immense tête de mort.

      Ce couple du dimanche enchanté flâne dans Little Five Points. Il se dégourdit les jambes, se change les idées, c’est ce qu’on dit, c’est l’excuse. N’y va-t-on pas au contraire pour se rafraîchir des pensées qu’on a et des idées qui nous trottent dans la tête plus qu’on croit. Ce sont ces idées que nous allons dehors dégourdir.
      Ils s’attardent comme je l’ai fait sur la petite place où l’on joue du reggae, ils passent devant le magasin d’artefacts des Indiens d’Amérique et longent le mur du bazar couvert d’une immense fresque peinte au pistolet. Ils entrent dans le bazar. Robes indiennes, jupes-portefeuilles, robes à bretelles dans des soies et cotons imprimés, cuir, déshabillés, corsets et nuisettes. Bougies, lanternes, couvertures au fond de ce bric-à-brac ou cabinet de curiosités, notre tête. Ils montent un escalier à forme d’escarpin rouge. On s’assied sur d’immenses chaussures pour se chausser, tout cela prépare au désossage des pensées, à penser son corps autrement, à le déposer là, le temps d’essayer une chaussure et de changer de pied. L’escarpin que la femme essaie l’allonge d’au moins cinquante centimètres, c’est dire comme elle boite en marche vers l’autre chaussure qui pèse son poids.
      Aussi fou, grotesque, divertissant, de mauvais goût ou surréaliste ce quartier semble-t-il, rien autant que lui n’apaise. Bien plus qu’une rivière au cours tranquille sous la ramure d’arbres emplis d’oiseaux chanteurs (comme il y en a tant dans cette ville bâtie en pleine forêt). Plus qu’un Mall aux larges allées où coulent du Chopin pour fond sonore et des vendeuses tout sourire adressées à des bourgeoises fardées au visage refait, ce lieu calme. On sent qu’on a un corps sexué. Il y a même, c’est chose rare dans cette ville du sud, des photos de femmes nues dans certains bars. Les habits vendus viennent de designers qui soulignent à l’excès le relief des seins, des hanches, le contour des fesses. On peut passer les doigts, voire la main entière, à la taille du vêtement, on n’a pas besoin d’élever la robe à la lumière pour être sur qu’on verra tout le corps à travers.
      Quand ils sortent, leurs corps sont beaucoup moins tendus. Leurs mains se rapprochent. Ils se frôlent d’avantage en marchant. Comme elle balance le sachet qui dissimule son achat, l’homme en sent le contact et finit par demander à sa compagne ce qu’elle a acheté. Il n’avait pas remarqué qu’elle était passée à la caisse. « – Rien, une bricole ! » Le soir même, sans attendre le 14 février (c’était le prétexte qui l’avait autorisée à faire cet achat de trois dollars), elle lui fait la surprise. Il desserre ses poings et trouve au creux de chaque main deux dés. A gauche, les noms de parties de corps, à droite les verbes. Il lui suffit de lancer les dés pour dérouler dans le lit où ils sont plongés un semblant de phrase. Du petit nègre, comme on dit. Broken French. S’offre alors à eux instantanément la spirale d’un jeu de l’oie où le parcours à effectuer est le corps de l’autre.
      Elle éteint la lumière et pour la première fois cette nuit-là, leurs yeux lisent dans le noir les faces que les deux cubes de lumière phosphorescente arrêtent. Ils s’attendent à ce que les deux mots choisis au hasard ne correspondent pas exactement à leurs prédilections ni à leurs phantasmes. Ils sont prêts. Ils acceptent de se plier à ce qui s’inscrira sur le drap à l’immobilisation des dés. Ils jouissent de cet instant où leurs mains tiennent dans leurs doigts les douze facettes de tous les possibles. Ils sont curieux d’entamer de nouveaux préliminaires d’amour bornés à des termes minimaux : body, toes, lips, nipples, boobs. La sixième face porte la marque d’un point d’interrogation.  Dans ce seul pan, s’ouvre une marge d’action qui échappe à toute programmation. Dans ce cas seulement, il leur serait possible de choisir la zone ou l’acte inédits.  Mise à part cette face qu’ils ont une chance sur six d’obtenir,  leur liberté d’agir était contenue : tease, blow, lick, touch, massage, kiss. Pas d’autres choix: suck ou bite sont exclus.

      Ils jouèrent le jeu. Ils feignirent de déléguer au hasard leurs volontés et caprices intimes. Ce n’est pas moi, ce sont les dés, doivent-ils penser en les jetant négligemment pour les faire rouler entre les jambes de l’autre, ou au plus près de leur peau. Peut-être ont-ils l’impression de convier un tiers à leurs plaisirs, un observateur absent, un décideur invisible.
      Ils essayent de nombreuses combinaisons : Touche tétons, masse nichons, lèche corps, embrasse orteils, lèche lèvres, masse seins, gonfle sexe, touche lèvres, toutes. Ils voulurent aussi mord oreilles, serre taille, prend fesses, caresse cou, tire cheveux, ferme yeux, penche-toi, recule… Ils font l’amour à mots comptés. Douze exactement. Pas un de plus. Avares de paroles, ils sont prodigues de gestes. Ils ne savent pas encore que le dé va les mutiler et les bâillonner.

      Au tout début, ils continuent de sortir, ils se rendent dans les bars ou au cinéma. Mais bientôt toute la comédie du dehors les laisse froids. Ce qui a égayé un morne après-midi n’offre plus qu’un bonheur de pacotille, une superficialité navrante. Le seul plaisir qu’ils prennent désormais à l’intersection de Moreland et Euclid Avenues tient à l’excès des marchandises offertes et aux noms qui s’inscrivent sur les portes. Kiss of the soul, par exemple. Le caractère hétéroclite et fantasque se volatilise lorsqu’ils pèsent chacun dans leur main les six faces du cube. Les dés ne les quittent jamais. En marchant, ils parcourent leur surface plate et leurs angles. Tout le quartier se concentre en ces petits volumes. Savoir qu’ils les ont extraits de cette « foire » leur fait du bien. Comme s’ils avaient ravi au lieu sa quintessence. Et comme si, dans la chambre, ils faisaient l’amour dehors, au milieu de la foule la plus extravagante.
      A l’exception des lettres substituées aux points valant pour chiffre, les dés n’ont rien d’extraordinaire. On les trouve même facilement sur Internet. Leur phosphorescence leur donne une allure un peu austère, une pâleur verdâtre, cadavérique. Le choix des mots imprimés en noir n’est pas très inventif, mais peu importe, il suffit de les lancer pour que les réticences roulent au loin et s’évanouissent. Les multiples combinaisons promettent une infinité de plaisirs.
      Ils viennent de refermer la porte de la chambre où ils n’ont fait entrer qu’un petit bout du quartier, ces deux bouts de cubes. Au jeu de colin-maillard qu’est la nuit, ils s’amusent à feindre d’égarer les dés. à les chercher dans le lit, ils se frôlent. Où l’autre l’a-t-il caché ? Le trouvera-t-on dans sa bouche ? Est-il couché dessus ? Qu’il roule et qu’elle l’étreigne, c’est elle qui le lance. Qu’il l’embrasse, c’est à lui à le lui ravir. Elle doit le pousser. Sans protester, il se laisse rouler sur le côté, et le petit dé vert le suit jusqu’à son épaule où il immobilise le mot toes. Elle sourit en ouvrant les lèvres, elle montre ce qu’elle enserre entre ses dents, sans avoir besoin qu’il déchiffre pour elle les lettres qu’elle lui présente dans l’écran vert qui ouvre sa bouche. Le trait barré du t, le cercle du o et de sa fente collée à lui; e dans l’o et dans toi et moi. Elle sent déjà son pied dans sa bouche. Sa prononciation muette a ruminé chaque mot. Il lui arrive de lui faire deviner à même sa langue le bout du cube qu’elle convoite et reproduit pour lui avec lenteur et patience, jusqu’à ce qu’il lise dans son palais la petite page dure qu’elle nimbe de salive. Ils ne parlent plus, avec leur bouche, s’entend. Ils parlent en faisant circuler le dé, en se le donnant à tâter, baiser, biaiser, toucher, cacher, lisser, nettoyer… La femme se blottit dans le silence de tous les autres mots de la langue et entraîne l’homme avec elle. Leur intimité leur creuse un gouffre. Elle roule longtemps souvent les dés, mille fois sa langue dans sa bouche, comme on tourne, un bandeau sur les yeux, jusqu’à tomber.
      Les dés écrivent sous leurs yeux, comme le sous-titre de la scène à laquelle ils s’adonnent : il est lick,  elle est toes. Un à un les orteils de la femme descendent de ses épaules à son torse, à son dos, à ses fesses, à son sexe, à ses jambes, dans un mouvement lent, au rythme continu. Tout ce temps elle garde le dé dans sa bouche où l’homme a son regard vissé. Elle répète d’une jambe à l’autre le même geste, bavant un peu, le dé entre les dents, ouvrant et fermant le ciseau de ses jambes à l’endroit et à l’envers de son corps, prenant le temps de parcourir toutes les parties du corps que le dé ne nomme pas, mais dont elle rappelle la réalité en prenant soin de l’exciter en ses moindres zones. Il lèche ce qui vient à sa bouche et l’humidité de sa langue la couvre d’arabesques. Il lui semble que son corps à elle s’en troue, s’en délivre et respire par l’ouverture excessive de ces pores graphiques. Bientôt il lèche le dé qu’elle lâche, bientôt elle s’agrippe du pied à l’autre cube, et relance ainsi la partie.
      Ils rebondissent d’une position à l’autre dans le rythme du roulis du dé. Il a repris le dé et le crache doucement sur son ventre, elle assoit son pied sur sa jambe. Leur étreinte se prolonge tandis que les mots font de gros-plans sur leur corps, exigeant l’exécution d’un geste ou affirmant  la suprématie d’un organe. Tease pour lui, nipples pour elle. Bon joueur, il agace ses tétons tandis qu’elle les lui colle dans sa bouche, sur ses yeux et sur son sexe.  Elle les imprime en lui, enfonce en sa peau leur pointe, y fond la courbe de ses seins. Il la repousse et contre ses gestes, la retient d’aller plus loin, et de franchir l’étroite limite que trace le signe de la face du dé.  Elle doit avancer sur lui sur la pointe des seins, ne pas peser plus lourd que la petite goutte de leurs tétons. Il a, lui, carte blanche, dés verts. Il peut la toucher, la caresser, agacer son sexe, le lécher, la caresser, écarter ses fesses, empoigner ses hanches, tout d’elle ne doit se dire ailleurs que dans les vibrations de ses seins : tour à tour secoués, énervés, dressés ou dilatés, ou encore écarquillés. Les dés la lient comme des menottes. Ils explorent les tendances sadomasochistes du sexe mais sans en avoir la panoplie. Ce n’est qu’abstraitement que ces rituels se jouent, d’après un contrat que signent seulement les points des petits cubes auxquels les deux amants obéissent éperdument.
      Les dés prolongent outre-mesure les préliminaires jusqu’à l’insupportable, jusqu’à ce que l’un d’eux, au risque de se déclarer perdant, n’accepte plus de respecter aucune règle. La fougue prend le dessus. L’emportement qui les dérobe à toute lecture et fait fi de tout scénario. Plus aucune stratégie de séduction n’a cours. Ils vont l’un à l’autre selon la dictée de leurs corps. Ils ne savent plus à quoi ils répondent. Ils s’exilent de la langue pour de bon.
      Toujours présents, les dés veillent dans leur lumière opalescente. Ils n’en perdent pas moins leurs faces qui portent, écrits en décalage, les mots que leurs mouvements découvrent sous l’œil de la lune. S’il leur arrive au début d’y jeter un œil, c’est alors comme si, de leurs corps, une partie se détachait, ravie par le maigre corpus phosphorescent, témoin dépourvu de syntaxe qui les double en balbutiant. Quand leur jouissance les suspend, et qu’ils rouvrent les yeux, souvent leur regard revient à eux. Deux yeux dardant deux dés. Ainsi méditent-ils sur les deux mots que l’instant leur offre. Mais ils s’en détachent. Ce qu’ils font ensemble dépassent toute possibilité de diction.
      Ils répètent interminablement ces parties devenues leur rituel d’amour. Que cherchent-ils ? Une des faces du dé est marquée d’une question où rebondit leur propre question-nement du sexe. L’égarement de la jouissance répond à cette face ainsi que la disparition des mots. En s’obligeant jour après jour à répéter le même scénario sans jamais repousser le dé de leurs ébats, ils se sont élevés sur une espèce d’estrade, celle de leur lit carré où luit comme la lune le dé qui perce leur couche. La vraie lune a disparu, happée par le dé. Leur énergie érotique se concentre autour de la lueur mentholée. Les faces butées des dés diffusent la seule lumière qui filtre l’obscurité. De temps à autre, ils allument une bougie pour recharger la mémoire lumineuse du dé.
      Les deux petits blocs verts sont un livre de chevet rongé, feuilleté mille fois. Il y a longtemps qu’ils ne mangent plus. Ils ne se mangent que de baisers. Bientôt l’ossature de leurs mains fait une avec le dé, phalange supplémentaire, articulation qui leur pousse aux doigts comme une greffe réussie. Ils sont tout entiers repliés sur la réduction du dé, à ses quelques maîtres mots près, mots qu’ils ont fait leurs, mais dont ils ont perdu le sens. Savent-ils encore parler ? Le dé est devenu comme un des os de leur squelette. Ils sentent la falaise de la langue s’effriter et partir par pans entiers. Ils le sentent dans leurs membres. Tous leurs mots les ont quittés et chaque geste ajoute à la dégringolade.
      Baiser. Seins. Touche. Masse.
      Chaque éboulement renforce la mutité.
      Lèche. Agace.
      Leur échange se passe désormais des phrases infinies de la langue. Sans les volutes de la syntaxe, leur parler ânonne.
      Orteils. Corps.
      Staccato. Hébètement charnel. Ils ne conversent plus que par les circuits croisés de leurs trajectoires. Les dés qui fusent entre leurs doigts sont toute leur effusion. Leur chair, leurs désirs, leurs mots secrets rentrent dans le centre obscur du dé qui les aspire et les concentre en son cube, pour ne plus les en laisser échapper.
      Une grande ruine consume leur union. Rien d’autre que le décharnement les guette. Tout leur amour ne tient plus qu’entre quelques arêtes. Ils s’y cognent, s’y mesurent, il leur arrive de les jeter dans l’effort de s’en débarrasser, mais c’est alors l’autre qu’ils envoient ainsi à la volée et qui en ressent les secousses et le transport. Et celui-là toujours se rattrape aux bords du dé. Je ne te lâcherai pas. Je n’abandonnerai pas la partie. Les dés sont à leur poste, sur l’une ou l’autre de leurs faces. Ils roulent et déroulent leur écriture fragmentée et cahotante. Un texte inconnu s’écrit avec eux. Son rédacteur occupe son poste sans relâche. Jamais, il n’accepte de les voir rentrer dans le silence du dé dont aucune face n’est blanche. Pas de cécité. Pas de repos. Toujours ils clament un geste, toujours un organe s’affiche en lettres noires sur la surface verte dont la teinte un peu malade s’est communiquée à leurs corps.
      Plus d’insouciance ! En quelques nuits, leur libertinage, leur divertissement sensuel, de gai qu’il était les a réduit à un esclavage mutuel. Les dés du lit les enchaînent par chacun de leurs six maillons et les mots pèsent à eux comme des boulets. Ils cherchent une clairière, une lumière, une fenêtre que les carrés gravés refusent d’ouvrir. Le sexe les asphyxie. Ils ont beau vouloir briser l’emprise du dé. L’emporter dans le pré, ou au lointain d’un bord de mer. Ils n’en ont pas la force. La lumière glauque défie tout changement de décor et gagne leurs corps. Ils s’étreignent dans le lit comme deux noyés. Pour leur malheur, ils sont ancrés aux deux dés.  Leurs voiles une à une les quittent. Ces Tristan et Yseult n’ont plus que peau sur les os qu’ils entendent claquer. Le silence autour d’eux les oppresse. Ils sentent tout le poids du vide de la langue qui s’est retirée et ne les relie plus entre eux qu’à la survenue de rares paroles désarticulées. Leurs âmes esseulées jouent aux osselets.
      Les dés, à force, sont usés. Leur chair et leurs caresses, leurs culbutes et leurs torsions en ont arrondi les angles, les érodant à mesure de leurs embrassements.  Eux ne montrent plus que l’os. S’ils continuent, en playback à bégayer les mêmes mots du vocabulaire limité du dé, ils les prennent à ces heures par poignées de deux, trois ou cinq, sans trop savoir ce sur quoi exactement leur main se referme et s’ouvre. 

      Lips 
      dans le poing !
      Le reste des
      dés/osselets 
      dans l’air !
      Désossement!

      Leurs crânes s’embrassent et cherchent un lambeau de leurs langues pour se ressaisir de l’écartèlement.  Plus de tétons, plus de lèvres, plus de chair à pincer ou mordiller, plus de peau où courir les frissons.

      Nipples, boobs 
      sont tombés en poussière.
      Toes
      jonchent le sol.

      Le jeu de la mort et du hasard a mené le corps à des limites extrêmes. L’ossature est livrée à des sauts de haute voltige. Rien ne les a préparés à ces acrobaties. L’amour qui les lie les initie et leur apprend à ainsi jongler.  Ils croient avoir trouvé un semblant de progrès, une halte vers un nouveau territoire mais ils voient bien vite avec tristesse que l’horizon déployé n’est qu’illusion.

      Seule l’obsession vaine du jeu maintient en vie ces lépreux. Ils lancent en l’air quelques os, pour ramasser furtivement tous les autres qui tombent. Dans cette auto-lapidation, l’os fournit au corps sa pierre et redresse comme il peut sa chute. Le temps d’un lancer, dans le suspens et l’espoir de se retrouver entier, le corps tente de rassembler son unité perdue. Il tente de se reprendre en main. Il arrive un temps où aucune vertèbre, aucun disque ne tournoie plus. Les articulations se sont figées. Tout dans le lit s’est immobilisé. Ils ne sont plus deux corps mais des bouts de corps qui forment restes à la ressemblance des deux objets phosphorescents que leur folie érotique a déformés.
      La seule rectitude à régner dans cette chambre est celle du silence et de l’espace.

      Aucun témoin pour nous dire combien de temps cela dura. Le temps n’était plus. Il ne se passait plus rien.

   

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