De non moins fructueuses conclusions ont pu être formulées à propos des spécificités du symbolisme, toujours dans un souci de garder à l’esprit l’idée d’une porosité des frontières supposées le séparer de la décadence. De ce point de vue, il nous est apparu qu’une épistémocritique d’une tendance idéaliste et a priori hermétique à la science n’était pas seulement possible, elle est également souhaitable. Un tel examen nous a notamment permis de dégager les conditions d’une étonnante solubilité du darwinisme dans l’idéalisme, dès lors que les données scientifiques sont regardées par le prisme d’un tempérament ostensiblement poétique qui ne se prive pas de les détourner et d’en appliquer librement les conclusions dans le champ de l’expérimentation littéraire, comme chez le poète René Ghil, ou dans celui de l’idéalisme spiritualiste, comme chez l’occultiste Edouard Schuré. L’idéalisme symboliste est également, et encore a priori, peu propice au déploiement d’un imaginaire préhistorique tel qu’on le retrouve ailleurs, avec sa cohorte d’hommes-singes instinctuels, d’outils grossiers, de pierres taillées et d’habitats troglodytiques, en somme, d’éléments bien peu spirituels et forts terrestres. Pourtant, l’appel des origines, la fascination pour les mystères qui nimbent le seuil inatteignable de toute chose, le fantasme d’une unité originelle de la création démiurgique à retrouver par les moyens de la création artistique, ont pu amener les acteurs de cette mouvance dans la périphérie de la préhistoire, espace où a pu s’épanouir un imaginaire que nous avons appelé « apréhistorique » : à la fois très proche de l’idée de préhistoire, sans jamais la nommer ou en convoquer les aspects les plus dégradants que nous venons de mentionner. Les symbolistes déplacent donc leur aversion pour la science vers un réinvestissement du merveilleux, de la mythologie et de la spiritualité qui leur permet d’atteindre, de manière médiée, la préhistoire ; l’étude de ces trois univers référentiels par le prisme de cet imaginaire a permis d’en préciser les paramètres d’exploitation par ces tendances.

 

Représentation ou imitation

 

Ce que notre observation de l’itinéraire parcouru par l’idée de préhistoire au sein des tendances « fin-de-siècle » a plus particulièrement révélé, c’est le glissement, depuis la décadence vers le symbolisme, de la représentation à l’imitation de la préhistoire. Il est nécessaire, sur ce point, de nous garder de toute lecture téléologique de l’histoire des représentations qui dessinerait un parcours linéaire, régulier et processuel, de la décadence aux avant-gardes. Pour autant, l’étude des paramètres d’appropriation du matériau préhistorique par ces tendances a bien mis en valeur un passage de la poiésis à la praxis sensible au tournant du siècle. L’épistémè des années 1900 peut certes, et en partie, expliquer la volonté dont sont soudainement prises les avant-gardes primitivistes de tendre à un état supposément originaire de l’art : la découverte des arts non-européens dans le contexte de l’expansion coloniale et de sa mise en spectacle s’accompagne de la reconnaissance des compétences créatives des préhistoriques auxquels on assimile encore les populations colonisées. Mais déjà, en amont, quelques spéculations d’auteurs ou d’artistes, comme Figuier et ses illustrateurs dans la vulgarisation ou Gauguin plus près des avant-gardes, préparaient le terrain à ce passage de l’homme au gourdin vers l’homme au pinceau capable d’émotions esthétiques mais aussi de symbolisation. 

Nous avons ainsi pu mettre en valeur, dans le champ littéraire, en fiction comme en poésie, des tentatives de restitution d’une langue originaire qui s’engouffre audacieusement dans la béance laissée là par la science : celle du langage, de sa nature, de sa fonction et des raisons de la parole première. Ce faisant, et au bénéfice d’une pensée idéaliste qui associe à ce qui est premier (au sens chronologique) des qualités primordiales (au sens spirituel et poétique), la théorie symboliste a porté au pinacle une expression originaire fantôme, hautement conjecturelle, mais hardiment recherchée. Plus encore, l’imaginaire préhistorique a pu nourrir les préoccupations métapoétiques qui caractérisent l’attitude symboliste, qui vise à établir un nouveau rapport au monde par une parole singulière, proprement poétique et émancipée de sa vocation utilitaire. Ainsi, le moment crucial de la première parole, l’accès à la symbolisation par les premiers hommes, ont pu être abordés comme des expériences fondatrices appelant à être rénovées, à condition de poser, d’une certaine manière, le préhistorique comme un avatar du poète qui donne la vie à ce qu’il nomme.

De semblables idées ont affleuré puis ont été exprimées et théorisées dans le domaine des arts visuels et ce, encore, avant même la reconnaissance de l’authenticité des peintures pariétales vers 1905. L’idée, même vague et encore informe, de la possibilité d’un art préhistorique a pu exciter chez les artistes la tentation de retrouver, par la création plastique et la théorie, ces formes premières : c’est encore le cas chez Gauguin, mais aussi Matisse ou, dans une moindre mesure, Sérusier. Ici encore, un cheminement est traçable qui va de ces préoccupations aux expériences des avant-gardes modernistes et, de même que pour ce qui concerne les lettres, le résultat a été de décloisonner certaines catégorises et de porter un regard plus fluide sur la supposée rupture radicale entre un moment avant-gardiste ostensiblement disruptif et une arrière-garde symboliste passéiste, tout en nous gardant de ce que nous avons identifié comme un biais téléologique. 

Ce que révèle donc cet examen sur le moment symboliste au tournant du siècle, c’est que de semblables motivations ont sans doute présidé aux expérimentations des artistes et des auteurs. En effet, un même élan vers un supposé état originaire, une même tension vers un en-amont perçu comme le pendant terrestre mais non moins spirituel de l’au-delà, ont pu motiver les arts et les lettres, et leurs protagonistes ont pu puiser à loisir dans un matériau théorique relativement massif, circulant via des réseaux élus, tramés par un ensemble de textes plus ou moins manifestaires. Ainsi, par l’analyse de leur appropriation d’un sujet scientifique, ce travail fait valoir la perméabilité des frontières entre décadentisme et symbolisme, mais aussi entre ce dernier et les écoles primitivistes et se propose de comprendre ces bouleversements dans les représentations en embrassant les tendances dans la pluralité et surtout la complémentarité de leurs expressions, des arts à la poésie, en passant par la petite imagerie et la fiction.

 

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