- Jérôme Uylebroeck,

A propos de l’ouvrage :

Pascal RobertDe l’incommunication au miroir
de la bande dessinée
, Clermont-Ferrand,
Presses universitaires Blaise-Pascal,
« Communication, Cultures & Lien social », 2017.
9782845167490

Présentation générale

 

Et si l’incommunication n’était pas qu’un accident, dans un monde où une communication harmonieuse serait la règle mais, au contraire, une manifestation à part entière des interactions humaines…  Ou, encore, le cas échéant, la difficulté récurrente, voire l’impossibilité d’établir une communication véritable.  Professeur en sciences de l’information et de la communication (Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques – Lyon), Pascal Robert s’inscrit dans un mouvement de recherches qui, depuis les années 1980 (avec des spécialistes comme Dominique Wolton qui signe, par ailleurs, la préface de cet essai), cherche à développer une théorie systématique de l’incommunication, comme une situation qui « ne vient pas [ici] d’un défaut de communication, mais d’un surcroit de messages et des ambiguïtés de leur interprétation] » [1].

Pascal Robert choisit d’emblée une axiomatique pragmatique, annoncée dès le titre : plutôt que de poser une théorie dans un premier temps, pour l’appliquer ensuite à des exemples concrets, « ce livre fonctionne comme une sorte de laboratoire  dans lequel a pu se développer ce travail de « durcissement » de la théorie au contact de la bande dessinée » [2].  Depuis plusieurs années, l’auteur a entamé « une anthropologie communicationnelle des images » [3], au sein de laquelle il a en effet donné une place prépondérante au neuvième art.

 

Contenu

 

Dans le premier chapitre, Pascal Robert pose une définition du concept d’incommunication, qu’il fonde sur le principe de paradoxe : dans les échanges pléthoriques entre le verbal et le non verbal, il y a toujours un moment où « les cadres de la normativité sociale » [4] ne peuvent endiguer ces « incessants jaillissements de l’incommunication. (…)  Le paradoxe révèle et porte une faille où le sens vacille et par où l’incommunication peut se frayer un chemin » [5]. Pascal Robert expose ensuite une typologie de six situations communicationnelles au sein desquelles le paradoxe peut se développer dans une relation naturellement antinomique entre énoncé et conditions d’énonciation : l’énoncé brouille (I) ou sature (II) les conditions d’énonciation, les conditions d’énonciation brouillent (III) ou saturent (IV) l’énoncé, l’énoncé se brouille lui-même (V) ou les conditions d’énonciations se brouillent elles-mêmes (VI) [6].

L’auteur démontre ensuite, via trois grandes démonstrations qu’il veut éminemment pragmatiques, la pertinence de sa typologie des paradoxes générateurs de l’incommunication, en travaillant sur trois classiques de la bande dessinée : Astérix, et plus particulièrement une scène de La Zizanie (Goscinny et Uderzo), quelques strips de Gaston Lagaffe (Franquin) et le système des personnages secondaires gravitant autour de Tintin (Hergé).

Dans un deuxième chapitre, intitulé « Incommunication et société, dialogue avec la sociologie et la sémiotique », Pascal Robert travaille sur Le Retour à la Terre de Larcenet, ainsi que sur QRN sur Bretzelburg, épisode de Spirou et Fantasio par Franquin et Greg, dans le but d’établir des ponts entre les théories de la communication et la sociologie de Bourdieu (et notamment de quatre de ses concepts clés : habitus – champ – capital – ethos).  Les œuvres bédéiques sont clairement choisies pour leur potentiel de médiation dans la volonté de rapprocher théorie de l’incommunication et disciplines de la sociologie et de la sémiotique.

Le chapitre se clôt sur la retranscription d’un large extrait d’un article [7] du même auteur à propos d’une œuvre de Moebius : « Incommunication, sexe humour et politique sur Le bandard-fou de Moebius ».  Robert y propose une « réflexion sur la déviation à la norme sociale en matière sexuelle et sur la norme tout court dans son rôle de censure » [8].

’il cherche sciemment à centrer son premier chapitre sur une mise en pratique de sa typologie des paradoxes, et le deuxième sur une volonté de faire dialoguer sa théorie de l’incommunication avec les autres sciences humaines, il apparaît toutefois assez clairement que les œuvres retenues dans son corpus l’intéressent également pour leur sous-texte politique : le renversement humoristique dans La Zizanie interroge les fondements du vivre-ensemble à l’épreuve de la manipulation, QRN sur Bretzelburg se veut une critique des régimes dictatoriaux...  C’est pourtant dans le troisième et dernier chapitre de son essai que Robert va explicitement travailler les rapports entre incommunication et politique.

Dans une analyse de Quai d’Orsay (Blain), centrée sur son personnage principal, le Premier Ministre Taillard de Vorms (avatar imaginaire de Dominique de Villepin), l’auteur analyse les ressorts de la diplomatie comme l’ « art de jouer avec les paradoxes » [9] ou l’utilisation du pouvoir comme la volonté de « contrôler les émissions de l’incommunication à des fins de manipulation, et éventuellement d’apparaître comme un sauveur si les choses dérapent » [10].

Une lecture de Z comme Zorglub (Franquin et Greg) offre quant à elle la possibilité à l’auteur d’interroger la question de la fascination du pouvoir lorsque celui-ci est absolu – Zorglub, « dictateur électronique » [11], est une incarnation du paradoxe entre la volonté incessante de mise en scène de son pouvoir et les ratages de ladite mise en œuvre. Dans son étude d’une autre œuvre, Houppeland (Tronchet) – dystopie qui offre l’image ironique d’un monde totalitaire basé sur des jours de fête (Noël, Saint-Valentin, Mardis Gras) devenus obligatoires et permanents –, Robert analyse la manière dont l’incommunication, née de ces situations absurdes, engendre le déni de réalité, voire l’anarchie.

En guise de conclusion, intitulée « L’incommunication selon Chris Ware », Pascal Robert offre enfin une proposition « en creux » de sa thèse globale. S’il a défendu durant tout son essai, l’idée que l’incommunication émane d’un trop plein de communication, il affirme ici qu’elle peut aussi être la résultante d’une « sous-communication ».  Dans Jimmy Corrigan (Ware), toute communication semble impossible entre les protagonistes et l’incommunication qui en résulte, indépassable.

 

>suite
[1] Pascal Robert, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, « Communication, Cultures & Lien social », 2017, p. 12.
[2] Ibid., p. 14.
[3] Ibid., quatrième de couverture.
[4] Ibid., p. 25.
[5] Ibid., p. 27.
[6] Ibid.
[7] Pascal Robert, « Incommunication, sexe humour et politique sur Le bandard-fou de Moebius », Hermès, n° 69, « La sexualité », 2014. Un autre article de Pascal Robert, paru dans la même revue, a nourri son ouvrage : « Brouillez le sens et le sens s’embrouille : de l’incommunication dans QRN sur Bretzelburg », Hermès, n° 54, « La Bande dessinée, art reconnu, média méconnu », 2009, pp. 65-72.
[8] Pascal Robert, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée, Op. cit., p. 90.
[9] Ibid., p. 99.
[10] Ibid.
[11] Franquin, Z comme Zorglub, Les aventures de Spirou et Fantasio, Marcinelle, Dupuis, 1961.