- Maxime Cartron

A propos de l’ouvrage :

Rocco Marseglia, Voir et entendre dans la tragédie d’Euripide, Paris, De Boccard, « Chorégie », 2022, 9782701805733

Issu d’une thèse de doctorat réalisée sous le double parrainage de Claude Calame (EHESS) et Giorgio Ieranò (Trente), ce beau volume se donne pour objectif de « saisir la façon dont la dialectique vue-ouïe se réalise sur la scène tragique » euripédéenne (p. 16). Cette approche, C. Calame le relève dans sa préface, vise à « nous préserve[r] des trop nombreuses herméneutiques faisant d’Euripide un sophiste, sinon un philosophe » (p. 11). Et la conclusion de Rocco Marseglia porte de fait la constatation suivante :

 

L’analyse de la dynamique entre vision et audition permet (…) de montrer que, même lorsqu’il introduit au sein de l’action dramatique un questionnement à portée philosophique comme le problème de la fiabilité des sens dans l’Hélène, c’est pour en faire un instrument dramatique au service de l’action mise en scène (p. 310).

 

Euripide avant tout comme homme de théâtre donc, et de ce fait, du visible. A cet égard, les premiers mots de l’introduction sont exemplaires, l’auteur rappelant opportunément que « le théâtre est le lieu de la vue par excellence et porte déjà ce rapport d’élection inscrit dans l’étymologie de son nom » (p. 15). Mais l’originalité de cette étude réside avant tout dans son analyse systématique de « la distinction, la coprésence et la complémentarité de ces deux univers sensoriels dans la construction dramatique » (p. 15) ou, pour le reformuler avec C. Calame, des « relations dialectiques complexes que la perception visuelle entretient avec l’appréhension auditive » (p. 8). Par conséquent, il s’agit pour R. Marseglia « d’analyser la dialectique de la vue et de l’ouïe en tenant compte de ces deux dimensions, tout en mettant en valeur la manière dont elles s’articulent et l’art avec lequel le dramaturge a su tirer profit de leur articulation » (p. 31).

Le premier qualificatif qui vient à l’esprit durant la lecture est la prudence. R. Marseglia note ainsi, par exemple :

 

Lorsque l’on s’intéresse à l’Hippolyte d’Euripide avec pour objectif l’étude de la dialectique qui se développe, au sein de la construction dramatique, entre l’ouïe et la vue, on rencontre une série aussi riche que complexe de phénomènes demandant à être interprétés avec le plus grand soin (p. 97).

 

Cette remarque n’est en rien rhétorique : dans Voir et entendre dans le théâtre d’Euripide, chaque analyse, chaque interprétation est soigneusement pesée, en vertu d’une attention soutenue au texte, qui évite les hypothèses fantaisistes ou trop audacieuses. A ce titre, on goûte la tranquillité avec laquelle l’auteur remet les choses à leur place lorsqu’il évoque des études dont la précision n’est pas toujours exemplaire : « une simple remarque servira au moins à nuancer ces positions critiques » (p. 235). Mais ceci ne signifie pas pour autant que R. Marseglia se contente de propositions consensuelles : tout au contraire, il dessine avec fermeté la nécessité d’aller au bout des conséquences logiques de chaque idée :

 

Si cette hypothèse est correcte, la distinction opérée par le chœur ne peut être lue autrement qu’en réponse aux paroles par lesquelles Admète a conclu son intervention peu avant, en répétant son désir de mettre fin à la musique et au chant (p. 84).

 

Dans cette perspective, il faut évoquer un trait méthodologique capital : R. Marseglia s’ingénie, un peu à la manière de Giovanni Careri dans son étude de la Jérusalem délivrée [1], à suivre le fil narratif des tragédies, le récit qu’elles développent, repris ainsi à son compte par le commentateur, faisant apparaître la prégnance des motifs du regard et de l’oreille dans les textes d’Euripide. Cette façon d’avancer, mais aussi de faire retour (« Mais revenons au deuxième stasimon », p. 85) est d’une efficacité indéniable, puisqu’elle contribue à nous faire percevoir de manière lumineuse les grandes lignes d’une argumentation dont la solidité intellectuelle est à l’avenant de sa mise en place logique.

 

>suite

[1] G. Careri, Gestes d’amour et de guerre. « La Jérusalem délivrée » : images et affects (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Editions de l’EHESS, « L’Histoire et ses représentations », 2005.