Le polar est partout !

- Lucie Amir

A propos de l’ouvrage :

Gilles Menegaldo et Maryse Petit (dir.), Le Goût du noir dans la fiction policière contemporaine. Littérature et arts de l’image, Rennes, PUR, « Interférences », 2021. 9782753582576

Avec cet imposant recueil d’études issu d’un colloque tenu à Cerisy en 2013, Gilles Menegaldo et Maryse Petit poursuivent une entreprise ambitieuse amorcée avec Manières de noir (PUR, Rennes, 2007) : tenir la chronique d’un genre artistique qui n’a cessé de croître depuis le début des années 2000 [1], par-delà les frontières nationales et médiatiques, mais aussi par-delà les obstacles institutionnels et symboliques. Du roman policier nordique à la lignée du « noir » dans le roman graphique, en passant par le néo-noir au cinéma, Le Goût du noir se présente en effet comme un parcours mondial et intermédial dans la vaste nébuleuse du polar, ici nommée dans le sous-titre de l’ouvrage « fiction policière contemporaine ».

Pour parcourir cette nébuleuse de la manière la plus élargie possible, les auteurs·trices s’interdisent de choisir parmi les différentes étiquettes traditionnellement associées aux fictions « policières » ou « criminelles ». Ils se contentent d’observer, comme en 2007 et jusqu’au terme de l’ouvrage, que « cette hésitation sémantique [roman policier, noir, criminel] est le signe même de cette hybridité » [2] supposément constitutive de l’objet d’étude choisi. Certain·e·s lecteurs·trices verront peut-être une facilité dans l’évitement de la discussion générique ou du flou dans la définition de l’objet. Cette indétermination sert pourtant un parti pris incontestablement fécond, qui consiste à embrasser d’un même mouvement critique l’intégralité d’une tradition artistique de représentation de la violence. Celle-ci commence en Europe avec le feuilleton criminel – les auteurs de l’ouvrage la font même remonter au roman gothique [3] et l’on pourrait sans doute, s’il s’agissait de circonscrire plus généralement les origines d’une sensibilité particulière au crime, considérer aussi la littérature fantastique et le premier romantisme ésotérique [4]. Elle s’accélère au début du XXe siècle avec les succès parallèles du roman hardboiled aux USA et du roman d’énigme anglo-saxon, et structure depuis plus d’un siècle un espace homogène, quantitativement important, de la production culturelle occidentale. On peut discuter les fondements de cette homogénéité : n’a-t-elle pas des soubassements économiques, institutionnels, médiatiques, derrière ce qui est présenté ici comme une convergence esthétique, voire philosophique ? On salue toutefois l’hypothèse que le choix de la vue large permet de formuler, celle de l’omniprésence d’une esthétique héritée des fictions criminelles dans la culture contemporaine. Les divers lieux d’expression de ce goût du « noir » sont explicités à plusieurs reprises, ici par Gilles Menegaldo en introduction de son étude sur le cinéma de James Gray :

 

On entendra ainsi noir dans différentes acceptions. Noir du fait de la thématique criminelle constante dans la trilogie, de la présence de la violence et du sang, noir en raison de la tonalité souvent sombre et pessimiste, du réalisateur qui privilégie le sombre, voire le clair-obscur, associé à des modèles picturaux comme Georges de La Tour et Le Caravage, et dans un autre registre, Edward Hopper, dont Gray s’inspire pour quelques compositions très picturales [5].

 

En choisissant de ne pas s’embarrasser de la discussion générique [6] et en se contentant du souple constat de l’air de famille, le recueil peut rassembler des pans variés de la production culturelle actuelle, qu’ils soient clairement identifiés à la culture de masse en tant que succès commerciaux (l’œuvre d’Arnaldur Indridason, la série Blacksad), ou qu’ils en constituent des canons plus confidentiels, comme le duo Manchette-Tardi ou la série The Wire, qui connut d’abord une audience modeste sur HBO [7]. Par le nombre des contributions (vingt-trois !) et les échos que celles-ci mettent en place d’une partie à l’autre et d’un medium à l’autre (littéraire, audiovisuel, graphique), il permet même d’approfondir le constat de la contamination des circuits restreints des champs artistiques par ce paradigme esthétique, qui conquiert ainsi non plus seulement une « suprématie éditoriale » [8] et commerciale, mais une incontestable légitimité symbolique, dont il faudrait désormais pouvoir mesurer l’hégémonie. Le « goût du noir » s’étend ainsi à la littérature générale : Dominique Meyer-Bolzinger montre à partir de Pierre Bayard, de François Bon ou encore d’Antoine Bello comment le potentiel ludique et métanarratif des genres de l’énigme peut être réinvesti comme un « indice de littérarité » [9] au sein du circuit de production restreinte du champ littéraire, à une époque, peut-être, où la réflexivité, horizon esthète de la création littéraire, cible plus que jamais la fécondité des enquêtes officielles et personnelles, la légitimité de l’acte d’écriture, la contribution de l’écrivain à la production des savoirs [10].

Mais les contributions d’Arnaud Maillet sur Werner Herzog et d’Adela Cortijo Talavera sur Blacksad, ainsi que les remarques de Liliane Cheilan sur la technique de la couleur « noir » dans la bande dessinée (qui ne « constitue pas une caractéristique propre » de la fiction policière dessinée [11]) alimentent aussi le tableau d’une production contemporaine hybridée, où les codes narratifs et graphiques du noir sont honorés. Rapportant longuement la pensée de Werner Herzog, figure majeure du nouveau cinéma allemand, Arnaud Maillet souligne combien la stylisation du documentaire via l’héritage du film noir répond à une « crise mélancolique du regard » [12], interprétée dans le cas d’Herzog comme une « crise humorale » [13]. En tout cas, tout se passe comme si l’héritage des fictions criminelles fournissait un panel de figures, de filtres visuels et de topiques adapté à l’expression de sensibilités contemporaines qui, ailleurs, sont parfois analysées comme résultant d’un implacable déterminisme économique et idéologique [14]. Plus matériel, le témoignage en contrepoint de l’éditrice Jeanne Guyon (Rivages/noir) révèle aussi que cette hybridation est en grande partie le fait d’un nouveau marketing éditorial qui mélange les attraits de la noirceur, du frisson et de l’enquête au gré de stratégies publicitaires personnalisées (et ajustées à l’image de marque des auteurs), dans un contexte de saturation du marché et d’extrême concurrence [15].

 

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[1] En France, la production policière sur le marché du livre a doublé entre 1994 et 2003 et n’a cessé d’augmenter depuis.
[2] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 379.
[3] Ibid, p. 7.
[4] Avec M. Pastoureau, Noir : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008, pp. 250-260.
[5] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 232.
[6] On rappellera à ce sujet la critique adressée par Alain Vaillant à la théorie du genre littéraire : « le genre est à la théorie littéraire ce que représente la périodisation pour l’histoire littéraire. L’une et l’autre notions sont consacrées par l’usage scolaire : pour cette raison et indépendamment de leur pertinence réelle, elles paraissent s’imposer naturellement dans toute réflexion sur la littérature et, de fait, conduisent toutes deux à des apories qui alimentent à leur tour des débats d’autant plus interminables que leurs prémisses ne sont presque jamais sérieusement soumises à réexamen » (Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 133).
[7] Ariane Hudelet (dir.), The Wire. Les règles du jeu, Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2016, pp. 9-18.
[8] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 21.
[9] Idem.
[10] C’est le sens de la « poétique de l’enquête » théorisée par Laurent Demanze : Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2017, pp. 21-23.
[11] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., p. 297.
[12] Ibid, p. 259.
[13] Ibid, p. 258.
[14] Avec un positionnement plus théorique, un recueil récent de travaux anglo-saxons propose de relire le « noir » comme une matrice esthétique de canalisation des affects négatifs générés par les sociétés post-fordistes (colère, angoisse, culpabilité, etc.) : C. Breu et E. Hatmaker, Noir Affect, New-York, Fordham University Press, 2020, p. 11.
[15] G. Menegaldo et M. Petit, op. cit., pp. 372-373.