La liberté dans les fers ? Cadrer, décadrer,
recadrer la fable et l’image dans les Fables
choisies mises en vers
de La Fontaine
(livres I-VI, 1668)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 12. Fr. Chauveau, « Le Charretier
embourbé », 1668

Fig. 13. P. Ligorio, « Bubulcus,
et Hercules
 », 1564

Fig. 15. Anonyme, « Labeur continuel
faict ung grand threfor », 1542

Fig. 16. Fr. Chauveau, « Le Laboureur
et ses enfants », 1668

Fig. 18. Fr. Chauveau, « Philomèle
et Progné », 1668

Ces cadrages ont une valeur sensible très efficace, dont « Le Charretier embourbé » (fig. 12) présente une occurrence manifeste. Par rapport aux précédents gravés, italiens dans le cas présent, le cadrage choisi par Chauveau ne se contente pas de montrer en vue frontale l’action des bœufs qui tirent la charge, comme chez Faerno, en plongée, ou qui pousse le véhicule, comme chez Verdizotti, à hauteur d’œil (figs. 13 et 14 ), pour faire entendre visuellement celui qui s’aide pour que le ciel l’aide, conformément à la moralité exprimée. Le cadrage en contre-plongée sur l’arrière du véhicule, comme bien des siècles plus tard au cinéma le genre du western l’a privilégié pour marquer en topique visuelle le franchissement d’un obstacle difficile, traduit la poussée vers le haut (du cadre), de la part du charretier, tandis que les chevaux commencent à aller vers le bas (du cadre) et l’intérieur de l’image. Le spectateur, immergé dans la dynamique du mouvement et l’instant de l’action, et non plus en train d’observer dans un présent immobile de narration le spectacle d’un paysage animé, ne peut qu’éprouver sensoriellement l’impression d’effort concentré.

 

Cadrer la narration

 

Le cadrage est, on le sait, une modalité impérieuse de l’organisation narrative, aussi bien pour diriger une intrigue en vue de son dénouement à venir que pour configurer un sens à l’événement représenté. Il préside à ses emboîtements et à ses séquençages, à ses focalisations ou à ses déplacements de champ, de la place assignée au narrateur..., autant de fenêtres, plus ou moins extensives, du et dans le récit, et qui le placent en contiguïté avec le travail de sa visualité [22]. Prenons toutefois la précaution de ne pas considérer les images de Chauveau en tant que vectrices indépendantes de narrativité. Les Fables choisies ne proposent pas de fabulation visuelle autonome d’un côté, configurante, et un récit visualisant lui aussi autonome de l’autre, d’une même source traitée à travers différents médias, mais une stratégie éditoriale d’association intermédiale d’un texte et d’une image de manière à créer un iconotexte particulier d’origine ésopique. Nous ne nous attacherons donc pas à dégager ou à exploiter, en fonction d’une narratologie transmédiale [23], des invariants narratifs en termes de cadrage, mais nous chercherons plutôt à mesurer la manière dont les cadrages de la gravure jouent avec la temporalité du récit auquel elles sont associées, ainsi qu’avec le déploiement d’un certain espace associé aux personnages de ce récit dans le fil de son déploiement, de manière à mettre l’accent sur un découpage précis (cadrage pictural ou photographique) de ce temps ou de cet espace, à valeur signifiante. De fait, si l’une des grandes réussites de La Fontaine est d’avoir mis au service du récit bref fabuleux les ressorts de la narration anecdotique, itératifs ou elliptiques, et de la description, l’image gravée, articulée au récit, contribue naturellement à fournir un cadrage narratif visuel, donnant toute sa force au système de l’ut pictura poesis [24] que les fables appellent. Quels rapports, quelles continuités ou discontinuités entre cadrages narratifs et cadrages visuels peut-on déceler ?

La fonction la plus apparente est bien sûr celle qui permet de d’isoler un moment précis du récit ; cette sélection temporelle ne manque d’ailleurs pas de sel ni d’humour. Ainsi la vignette qui illustre « Le Corbeau et le Renard » (I, 2) propose un cadrage des masses iconiques de l’image semblable aux modèles antérieurs, mais à un petit détail près, qui change tout : chez tous les prédécesseurs de Chauveau au sein du corpus de comparaison [25], le corbeau tient le fromage. Dans les Fables choisies mises en vers, et nous y verrons un choix assumé de la part de Chauveau, c’est le renard qui tient le fromage en bouche : voilà qui oriente d’emblée le lecteur-spectateur vers la fin du récit, selon une stratégie récurrente que l’on peut facilement observer au long du recueil. Il n’y a plus de suspense ; le jeu de ce cadrage-ci de l’illustration et de la fable dévoile, avant même que s’engage la narration, sa moralité. Le lecteur-spectateur est libre, tout aussi bien, de prêter attention aux ornements qui conduisent le récit ainsi qu’à l’invention poétique, bien plus qu’à l’enchaînement de péripéties déjà connues de lui.

De tels cadrages visuels du cadrage narratif conduisent même, dans le cas du « Laboureur et ses enfants », au choix d’un cadrage cumulant plusieurs niveaux de temporalités, en rupture avec les illustrations immédiatement antérieures, relativement peu nombreuses au demeurant. Dans les recueils des XVIe et XVIIe siècles consultés, la gravure épouse le mouvement du récit : le présent des ultima verba, un vieillard, sur son lit de mort, s’adresse à ses fils affligés à ses côtés [26]. L’illustrateur anonyme de Corrozet, en 1542, compartimente, certes, l’image en deux parties et propose une ouverture vers un futur proche (fig. 15) : la chambre du mourant s’ouvre à gauche par une large arcade par laquelle on peut voir les enfants essarter un champ [27]. Chauveau, quant à lui, a concentré le récit visuel qu’il propose à la fois à l’aval et à l’amont du récit verbal, à savoir une mise en scène onirique d’un possible passé où la famille travaillait ensemble, ou du futur certain auquel le père invite ses enfants sur son lit de mort : le laboureur de gauche, à l’apparence d’un homme mûr, représente clairement le père des deux plus jeunes personnages, qui tiennent une houe et labourent (fig. 16). Seules les illustrations du recueil de Steinhöwel et de sa filiation immédiate avaient retenu un tel cadrage temporel [28] (fig. 17 ) ; il est difficile, en l’état actuel des connaissances, de savoir si Chauveau avait connaissance de cette tradition ou s’il l’a rejointe par invention personnelle.

Il est un autre mode de cadrage parlant adopté par le graveur : celui du jeu avec les limites narratives et visuelles du récit. Avec « Philomèle et Progné » (III, 15, fig. 18), La Fontaine a choisi de donner au titre les noms des personnages mythologiques au lieu des animaux en quoi ils sont métamorphosés, « le rossignol et l’hirondelle », nommés au titre du texte-source de Babrius comme des traductions antérieures. Le plan d’ensemble adopté par Chauveau, en donnant à voir essentiellement un paysage champêtre dominé au premier plan à droite par un arbre à la puissante silhouette, élimine quasiment les deux volatiles, en haut à gauche de l’image, dont la fable retrace le dialogue, épousant le point de fuite narratif illustré par la fable : il faut s’éloigner des hommes dont la cruauté est insupportable.

 

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[22] Voir par exemple R. Baroni, « Le récit dans l’image : séquence, intrigue et configuration », Image and narrative, vol. 12/1, 2011, pp. 272-294 (en ligne. Consulté le 3 janvier 2023).
[23] Sur cette notion, voir M.-L. Ryan, « Sur les fondements théoriques de la narratologie transmédiale », dans Introduction à la narratologie postclassique, sous la direction de S. Patron, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, pp. 147-166, ainsi que la notice « narratologie transmédiale » et la bibliographie afférente proposée par A. Goudmand et R. Baroni dans le glossaire en ligne du RéNaF (en ligne. Consulté le 16 mai 2023).
[24] C’est ce que souligne bien la traduction française des vers de Lucas de Heere en préface aux Warachtighe fabulen, en rappelant la réciprocité du voir et du dire en matière de fabulation :

« Viens, ô Peintre aussi, et Tailleur de figures,
En ce bois et forest à ton aise verras
Des animaux au vif leurs formes et statues,
Voire si proprement que faute n’y auras,
Mesme d’un gay parler, qu’en voyant du orras » (« Pierre Heyns au spectateur et lecteur », Esbatement moral, Op. cit., n. p.)

[25] Steinhöwel I, 16, Macho, I, 15, Corrozet 1542, XI (reprise dans Haudent, I, 122) et 1547, p. 28 (reprise dans Du Moulin, XI et Marnef-Cavellat, p. 108), Solis, p. 256, Faerno, 20, Verdizotti p. 184, Gheeraerts, p. 162, Heyns, p. 36, Sadeler, p. 114, Baudoin, p. 52.
[26] On ne la trouve ni chez Gheeraerts ni dans les volumes consultés qui s’inspirent des Warachtighe fabulen der dieren (Heyns et Sadeler), à l’exception du recueil de Jean Baudoin (fable 84, éd. cit. p. 337) ; elle apparaît dans les deux éditions de Corrozet (fable 79, gravure de 1542 reprise chez Du Moulin, p. 79, « Labeur continuel faict un grand thresor ») et chez Faerno (fable 35), mais pas chez Verdizotti ; chez Haudent, on trouve « D’un laboureur et de fortune » (I, 64) : le personnage trouve un trésor en essartant un taillis, ce que représente l’image, et invite ses enfants à en faire autant, rapporte la suite de la fable.
[27] Le procédé est beaucoup moins visible en 1547 : les trois-quarts gauche de l’image sont occupés par la chambre mortuaire, où le père s’adresse à deux enfants, tandis que la scène suivante est repoussée dans le quart droite de l’image (éd. 1549, p. 164).
[28] Chez Steinhöwel, la fable et sa gravure se trouvent dans la section des « Extravagantes » et clôt la série des fables d’Esope de la traduction de Remicius (n° 17, « De Agricultore ») ; elle occupe la même place chez Macho (« Le Laboureur et ses trois Enfans », 17e et dernière des fables d’Esope rassemblées après la série des livres de fables constitués).