L’Histoire sacrée en tableaux de Finé de
Brianville illustrée par Sébastien Leclerc

- Véronique Meyer
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Fig. 19. S. Leclerc, La Mort d’Abraham

Fig. 21. S. Leclerc, La Cène

Fig. 22. S. Leclerc, La Fuite en Egypte

Fig. 23. S. Leclerc, Le Veau d’or

Fig. 25. S. Leclerc, La Chasteté de Joseph

Fig. 27. S. Leclerc, Le Fléau de la peste

Fig. 28. S. Leclerc, Le Fléau de la peste 

De la libre interprétation à l’invention

 

Les écarts fréquents entre texte et images prouvent que Leclerc s’inspire en général librement des descriptions de Finé, qu’il n’hésite pas à les enrichir, proposant une vision précise et originale des évènements. Cependant, loin de trahir le texte, il met en évidence ce qui n’y est que suggéré. La représentation déjà évoquée du Déluge en apporte la preuve. Par le pouvoir de l’image, Leclerc donne plus de poids aux sentiments, au drame, insistant sur la qualité profondément humaine de certaines scènes, auxquelles il confère un ton très personnel. On en jugera également par la Mort d’Abraham (I, p. 60, IFF I637, fig. 19), où Leclerc insiste sur l’affliction de la famille, là où le texte précise rapidement « qu’il meurt enfin entre les bras de ses enfants ». Comme souvent, Leclerc sécularise à demi la scène, se plaisant à décrire le lieu, les personnages et les sentiments de chacun [52]. Dans le texte, la mort est suivie des funérailles dans la caverne, épisode qui, tout autant que le précédent, aurait pu être retenu pour illustrer le chapitre. Avec l’assentiment de Finé sans doute, Leclerc choisit le passage à illustrer, qui souvent se limite à une courte phrase. Cependant, il arrive qu’exceptionnellement il retienne un moment différent de celui relaté par l’auteur. Ainsi, pour illustrer La Mort de Moïse (I, p. 187-188, IFF 1674, fig. 20 ), il montre Dieu assistant le prophète dans ses derniers moments alors que Finé précise au contraire que Dieu envoya à Moïse un ange pour lui faire voir le beau Pays qu’il avait promis aux Israélites, et qu’après avoir donné sa bénédiction à toutes les tribus, « il mourut saintement, âgé de 620 ans ». On constate que le graveur impose souvent sa propre vision et propose parfois une iconographie profondément originale. On retiendra par exemple La Cène (III, p. 14, IFF 1748, fig. 21), où le Christ debout à l’intérieur d’une table en fer à cheval donne la communion aux disciples, et La Fuite en Egypte (III, p. 18, IFF 1724, fig. 22), où contrairement à l’habitude Leclerc représente le bœuf et l’âne suivant la Sainte Famille dans un paysage montagneux [53].

Il lui arrive parfois de s’inspirer de ce qu’il a vu et admiré chez ses prédécesseurs, mais toujours avec distance, afin de proposer de nouvelles images. Trois exemples au moins permettent d’en faire la démonstration : Le Veau d’or (II, p. 164, IFF 1668, fig. 23), très librement inspiré du tableau peint par Poussin vers 1633-1634 et aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres, auquel il emprunte l’idée de la ronde [54] ; La Découverte de la terre promise, où il montre l’immense grappe de raisin (I, p. 171, IFF 1670, fig. 24 ), reprenant le motif central imaginé par Poussin entre 1660-1664 pour l’Automne – peint pour le duc de Richelieu et conservé au Louvre –, cela sans trahir les propos de Finé, qui n’évoque pourtant pas le transport, mais précise seulement : « Ils [Josué et Caleb] leur montrent une grappe de raisin d’une grosseur si démesurée, que deux hommes avoient eu bien de la peine à le [sic] porter » (p. 173). Reprenant un épisode maintes fois traité dans les Bibles illustrées, et contrairement à Claes Jansz Visscher dans la Bible d’Erasme (1560) et à Matthäus Merian dans celle de Francfort (1627), Leclerc montre Josué et Caleb vêtus à l’antique, non plus dans un costume moderne, mais dans des attitudes proches de celles qu’on trouve chez Poussin. Pour illustrer la Chasteté de Joseph (I, p. 95, IFF 1648, fig. 25), il s’inspire cette fois de François Chauveau qui, dans L’Histoire des Juifs de Flavius Joseph (1667-1668, II, p. 397 et p. 494, IFF 937-978, fig. 26 ) [55], montre la femme de Putiphar retenant le fils de Jacob par l’extrémité de son manteau, ce qui lui permet de traduire au mieux la situation évoquée par Finé : « voulant enfin s’en débarasser [sic], il s’enfuit brusquement, & pour s’échapper de ses bras, luy laissant son manteau entre les mains, & le dernier desespoir dans le cœur » [56].

 

De la diversité

 

Non seulement ces vignettes illustrent le livre chapitre par chapitre, mais aussi elles donnent au lecteur une vision globale de l’ouvrage avant même qu’il en ait entrepris la lecture. Alors qu’il feuillette le livre, il ne peut être qu’agréablement surpris par la diversité de tons, par la variété des sujets que le composent. Il y aperçoit quelques thèmes récurrents qui ne peuvent que l’amener à vouloir en approfondir la connaissance.

L’image et le choix des thèmes abordés permettent de résumer et d’entrevoir l’éducation donnée au Dauphin et, à travers lui, aux enfants de la noblesse et de la haute bourgeoisie à qui ce livre est également destiné. Les règles qu’on lui inculque y apparaissent sans détour : l’obéissance à son père, la croyance indéfectible en la parole et en l’amour de Dieu qui récompense celui qui a foi en lui, et qui châtie impitoyablement les mécréants, les infidèles et tous ceux qui doutent ou ont douté de lui. En rendent compte de nombreuses scènes de désolation, de batailles et de massacres, dont sont souvent responsables les rois qui se sont écartés du droit chemin. En 1679, dans sa lettre à Innocent XI sur l’éducation du Dauphin, Bossuet précisait : « Nous lui faisions remarquer les grâces que Dieu avait faites aux princes pieux, et combien ses jugements avaient été terribles contre les impies, ou contre ceux qui avaient été rebelles à ses ordres » [57]. Et plus loin : « Nous lui avons fait voir, dans les prophéties, avec quelle autorité et quelle majesté Dieu parle aux rois superbes, comme d’un souffle il dissipe les armées, renverse les empires et réduit les vainqueurs au sort des vaincus, en les faisant périr comme eux ». Dans l’Histoire sacrée, Dieu laisse le choix à David, qui a douté de sa parole, entre la peste, la guerre ou la famine (II, p. 41, IFF 1694, fig. 27). Pour donner plus de force à cet échange entre Dieu et David, Leclerc modifia profondément la composition lorsqu’en 1693 environ, le cuivre ayant été égaré, il lui fallut la recommencer [58]. Il isola les deux protagonistes et relégua dans le fond le peuple malmené par l’ange répandant sur eux la peste (II, p. 41, IFF 1695, fig. 28).

Texte et images inculquent également au Dauphin le respect et l’amour filial : ainsi Sem et Japhet reprochent à Cham de s’être moqué de leur père que l’ivresse avait jeté dans une attitude peu convenable (I, p. 29, IFF 1626, fig. 29 ). Comme le précise Finé, Noé lança sa malédiction sur sa descendance et sur lui. Cet amour filial, la paix et l’harmonie qui en découlent sont également évoqués à plusieurs reprises de façon explicite par Leclerc, comme dans la mort d’Abraham ou celle de Moïse, évoquées précédemment.

 

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[52] Il en est de même pour La Mort de Joseph (I, p. 127, IFF 1657), où le prophète étendu dans son lit est entouré de sa famille.
[53] Parmi d’autres scènes exceptionnelles, retenons celle d’Ester (II, p. 133, IFF 1710) où Aman, aux pieds de la reine, implore son aide. La gravure prouve à quel point le texte de Finé inspire Leclerc : il lui offre des sujets rarement traités et lui permet de laisser libre cours à son imagination : « Aman se voiant perdu sans ressource, perdit si fort le jugement, qu’il se jeta presque sur le lit de la Reine, pour la conjurer de vouloir obtenir sa grâce » (L’Histoire sacrée en tableaux, Op. cit., p. 139). Mais le roi rentrant « trouva ce malheureux en cet état et commanda qu’à l’heure même on le fit mourir » (Ibid.).
[54] La gravure de Leclerc a été copiée en miroir, et sur bois, par Pierre II Le Sueur (1663-1698) pour l’Histoire de l’Ancien et du nouveau Testament représentée en 586 figures, pour l’instruction de la jeunesse, Paris, Jean-Thomas Hérissant, 1671.
[55] Traduction d’Arnauld d’Andilly, Paris, Pierre le Petit. Je remercie Philippe Cornuaille pour cette précision importante quant à cette première utilisation. La gravure servit ensuite en 1670 pour la Bible de Royaumont, où la composition de Chauveau, de petit format et inversée par rapport à celle de Leclerc, occupe le fond de la lettre I, placée sous le bandeau de l’Avertissement. Chauveau et Leclerc renouvelaient ainsi ce que Chaperon avait proposé dans la Bible de Raphaël, sujet qui avait servi à la plupart des artistes ayant eu à traiter ce thème.
[56] Ces quelques exemples montrent que contrairement à ce qu’écrivait Roger-Armand Weigert, Leclerc n’était pas indifférent aux œuvres graphiques ou picturales de ses prédécesseurs (« Documents inédits relatifs à Sébastien Leclerc », dans Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Lorraine, 1937, pp. 1-6).
[57] Lettres sur l’Education du Dauphin. Suivies des Lettres au Marechal de Bellefonds et au roi, éd. Eugène Levesque, Paris, Bossard, 1920, p. 65.
[58] Selon Maxime Préaud (IFF 1695), cette seconde version serait postérieure à 1693. Cependant, on ne la trouve pas non plus dans les éditions postérieures. Elle ne figure pas dans celle de 1699 et dans les copies des estampes publiées à l’étranger ; c’est toujours la première version qui est reproduite. En définitive, malgré ce qu’affirme Jombert (t. 1, 129, 94, 10), cette seconde gravure a-t-elle servi pour le livre ? On peut en douter. Edouard Meaume remarquait lui aussi la présence éventuelle de la première gravure dans les éditions postérieures (Sébastien Leclerc et son œuvre, 1877, Paris, Baur et Rapilly, pp. 70-71).