Cadre, bordure et bords de l’image
dans les incunables

- Philippe Maupeu
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 9. J. d’Arras, Roman de
Mélusine
, 1503

Fig. 10. M. Jourde, Lyon, une capitale du livre à la
renaissance
, 2015

Fig. 11. Térence, Comédies,
v. 1497-1500

Fig. 15. M. d’Auvergne, Vigiles de
Charles VII
, 1500

Fig. 16. Farce de Maistre
Pathelin
, 1490

Cela dit bien la nature essentiellement modulaire de l’image : le jeu combinatoire dans lequel elle entre avec le texte et les bordures la prête à tous les remplois. Dans le cas, assez fréquent, où le bois est intentionnellement brisé en deux ou trois parties, la ligne de ce qui pour l’œil constituait son « cadre » disparait à l’endroit de la brisure : ainsi dans le Mélusine de Jean d’Arras édité par Jehan Petit, deux bois sciés et juxtaposés bord à bord forment une image composite – j’y reviendrai (fig. 9).

Dans le manuscrit médiéval, le scribe – ou le superviseur du manuscrit – ménage des espaces vacants pour l’ornementation et l’illustration. Lorsque le programme iconographique n’est pas réalisé, et le cas est plus fréquent qu’on ne le croit généralement, le manuscrit porte la marque d’emplacements laissés vides, délimités ou non par un cadre. L’espace vacant perçu par le lecteur est une réserve : un espace où le copiste-ornemaniste n’est pas intervenu.  Avec le livre imprimé l’espace devient un signe, un caractère typographique : les vides sont en réalité des pleins (de plomb) [2]. La page imprimée, l’épreuve avec les lignes d’écritures, ses images et ses espaces, est le positif d’un espace saturé : dans la galée, avant qu’elle soit placée dans la forme pour impression, tout (caractères, espaces, bois gravés d’illustrations, bordures mobiles) se touche, tout se tient (fig. 10) [3].

Il ne s’agit pas, bien entendu, de confondre les procédures matérielles et techniques de la composition de la page (l’espace typographique et xylographique saturé de la galée) avec la perception que le lecteur a de la page imprimée : les pleins typographiques que sont les « blancs » se donnent bien à voir comme des vides. Mais il est indéniable que l’incunable, contrairement au manuscrit, ne connaît pas la réserve (sinon avec les lettres d’attente, en vue d’un recouvrement pictural) : il n’y a pas de cadres vides dans les incunables – toute iconographie programmée est réalisée. Dans le manuscrit, l’ornemaniste ou le scribe « découpe » un espace au sein de la page qu’il réserve pour l’illustration. Ce geste de découpe, d’évidement de la page, de réserve, est étranger au compositeur de la page imprimée, qui procède par ajustement de blocs modulaires, lignes d’écriture et bois gravés.

 

Opérations sémantiques

 

Ces procédures matérielles déterminent ou du moins favorisent certaines opérations intellectuelles de construction du discours et du sens de l’image en relation avec le texte. Le statut sémiotique des « bords » ou de « limites » de l’image gravée, termes que nous retenons donc de préférence à celui de cadre, est à interroger dans ce sens. Le cadre délimite ce qu’on peut appeler un énoncé iconographique alors que le bord peut distinguer, selon les cas, un énoncé ou un segment (ou une proposition) du discours iconographique et entrer donc, en vertu de la nature modulaire de l’image, dans une combinaison syntaxique peu ou prou assimilable, au niveau sémantique, à une phrase.

La nature modulaire du bois gravé le rend disponible à des combinaisons multiples. Certains programmes iconographiques font de cette combinatoire le principe même de l’illustration. Dans les Comédies de Térence, célèbre édition publiée à Paris par Vérard en 1497-1500, chaque vignette est obtenue par la combinaison d’un jeu fini de bois gravés, de même hauteur, représentant des personnages types et des éléments de paysage naturel ou urbain (figs. 11, 12 , 13  et 14 ). L’identité des personnages, variable selon les vignettes, est indiquée par un texte gravé contenu dans les phylactères. Ces bois sont juxtaposés sans être séparés par des limites internes, ce qui signifie que leurs bords ne sont pas gravés en relief. Ils sont assemblés et ajustés dans un cadre au trait épais, continu : on peut supposer une sorte de boitier dans lequel vont s’encastrer et s’emboîter les différents bois comme des dominos. Prenons deux vignettes successives dans cette édition ; de l’une à l’autre, il y a substitution du bois central : une touffe d’herbe (f° 24v ; fig. 12 ) a remplacé l’arbre (f° 23v ; fig. 11). Entre les vignettes des folios 26v et 27, une permutation partielle change l’ordre des bois : les bois n° 3 et n° 4 [4] de la première vignette (fig. 13 ) restent à leur place, mais le bois n° 2 est déplacé en position 5 (fig. 14 ) ; les deux bois latéraux n° 1 et n° 5 représentant un décor urbain ont été remplacés par un nouveau personnage (en n° 1) et le motif de l’arbre déjà relevé plus haut (en n° 2 ; cf. figs. 14  et 11). Les phylactères sont indépendants des figures, ils peuvent aussi entrer dans un jeu de permutation.

Cette permutation d’unités modulaires au sein d’un même cadre favorise une iconographie très « plastique » à la fois matériellement et sémantiquement : les personnages types, en nombre réduit, s’actualisent au sein d’un même texte (ou d’un texte à l’autre) dans des cotextes différents qui déterminent leur identité et leur rôle. Le cadre – et l’on peut à bon droit parler de cadre ici – « fait tenir ensemble » ces éléments modulaires pour produire la « phrase iconographique » résultant de l’agencement de ses composants. Dans le cas du Térence et des éditions dont l’iconographie fonctionne sur le même principe combinatoire, l’association syntaxique d’éléments discrets produit du sens : juxtaposées en vis-à-vis, deux figures supposent par exemple une situation de dialogue. Mais les combinaisons syntaxiques et les sens du discours iconique que l’on peut en inférer ne se limitent pas à ces cas simples.

Le programme iconographique des Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne, paru chez Pierre Le Caron, en 1500 à Paris, est basé sur des bois d’emprunt. Pour illustrer la venue de Jeanne d’Arc auprès de Charles VII à Bourges (fig. 15), Le Caron utilise un remploi exogène : le bois d’emprunt est tiré d’une édition de la Farce de Pathelin par Germain Beneaut en 1490, déjà mentionnée (fig. 16). Il juxtapose ce bois à un second représentant deux sujets auprès d’un roi identifiable à sa couronne. Au-dessus de la double vignette ainsi obtenue, le titre de chapitre précédé d’un pied-de-mouche fait aussi fonction de légende de l’image : « Comment la pucele vint devers le roy » (Charles VII ; f° 53). L’imprimeur reproduit plus loin la même opération en combinant ce bois de remploi à un autre bois figurant une situation de siège : « Comment les anglois amenerent la pucelle a rouen et la firent mourir » (fig. 17 ).

Dans l’édition Beneaut de Pathelin, la femme représentait Guillemette (fig. 16) ; dans l’édition du Testament de Villon par Pierre Levet en 1489, le même bois désignait la belle heaumière (« La vieille regrettant le temps de sa jeunesse », fig. 18 )… mais aussi la grosse Margot. Ici, Margot-Guillemette est devenue Jeanne la Pucelle. Les deux autres bois combinés avec celui-ci sont également disponibles pour des situations de remploi. Le texte en légende « ancre » (c’est une des fonctions que reconnaît Barthes au texte dans sa « rhétorique de l’image ») le sens de l’image et l’actualise : l’hommage curial au roi, c’est la cour de Charles VII (fig. 15), le groupe armé devant la ville, les anglais devant Rouen (fig. 17 ).

 

>suite
retour<
sommaire

[2] On se reportera au documentaire remarquable piloté par l’ENS Lyon : Lyon, une capitale du livre à la renaissance. Fabriquer un livre, sous la direction de Michel Jourde, (en ligne. Consulté le 17 juillet 2023).
[3] « L’apparition de l’imprimerie devait offrir à ce blanc de l’espace écrit éveilleur de mémoire (selon Quintilien, IO, X., 3, 32-33) et de paroles une autre forme de renaissance. De vacance aléatoire et subjective il se faisait cette fois objet textuel, plage de plomb intimement imbriquée à l’architecture des lettres et assurant, à leur revers muet, l’équilibre et la cohérence du sens » (A.-M. Christin, Poétique du blanc, Paris, Peeters & Vrin, 2000, p. 161). Précisons tout de même que le texte latin de Quintilien pour « blanc » dit « vacuae tabellae » (éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 123-124). L’acception typographique de « blanc » n’apparaît qu’au XIXe siècle dans le dictionnaire de l’Académie et non à la Renaissance. Les valeurs esthétiques (voire mystiques…) qu’Anne-Marie Christin prête a posteriori au « blanc » typographique paraissent surtout appelées par les poétiques de Mallarmé, Claudel et Blanchot, à la faveur d’un amalgame du blanc (white) et de l’espace (blank).
[4] Numérotés selon le sens de lecture de l’image, de gauche à droite.