Le hors-champ et l’esthétique de la suggestion
dans l’illustration du roman au XVIIIe siècle :
l’exemple de La Nouvelle Héloïse

- Christophe Martin
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Même s’il accorde à la musique un don que Lessing attribue à la poésie, Rousseau semble donc se situer nettement, on le voit, du côté de l’auteur du Laocoon plutôt que de celui de Caylus : alors que le privilège de la musique (ou de la poésie pour Lessing) est de savoir représenter l’invisible, la peinture est selon Rousseau bornée à la représentation des objets qui ne s’offrent qu’au seul sens de la vue. L’infirmité constitutive de la peinture, à ses yeux [24], est d’imposer des frontières étroites à l’imagination, et ces limites correspondent exactement, au fond, à celles du cadre de la scène ou des objets représentés par le peintre, cadre dans lequel l’esprit du spectateur se trouve enfermé, interdisant tout essor à l’imagination et, partant, à l’émotion :

 

Quand nous ne voyons que ce qui est nous ne sommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets réels, et si l’imagination n’ajoûte un charme à ce qui nous frape, le stérile plaisir qu’on y prend se borne à l’organe, et laisse toujours le cœur froid [25].

 

C’est sans doute sous la plume de Julie que ce principe esthétique s’énonce sous sa forme la plus radicale et la plus dense : « on ne se figure point ce qu’on voit » [26]. Autrement dit, la perception visuelle inhibe l’imagination. Or c’est elle qui, « en nous faisant "voir" ce que l’on ne voit pas, ajoute un charme aux objets qui frappent nos sens » [27].

Mais le paradoxe est que si la position de Rousseau à l’égard de la peinture est très proche de celle de Lessing, le discours qu’il tient sur l’estampe entretient, en revanche, d’évidentes affinités avec les thèses de Caylus. En témoigne exemplairement la manière dont il justifie sa prédilection pour les estampes plutôt que pour la peinture dans des propos recueillis par Henri Meister à Môtiers :

 

Si je n’aime pas beaucoup les tableaux, j’aime extrêmement les estampes – ils [sic] laissent quelque chose à faire à mon imagination. Elle les colore d’abord à sa fantaisie, et il me semble que je vois les objets tout comme ils sont dans la nature [28].

 

C’est en tant que la couleur fait défaut à l’estampe que celle-ci devient précieuse et digne d’être aimée, puisque c’est précisément ce qui offre à l’imagination du spectateur la possibilité de suppléer à ce qui lui manque. Le principe est posé plus nettement encore dans les sujets d’estampe de La Nouvelle Héloïse :

 

La plupart de ces Sujets sont détaillés pour les faire entendre, beaucoup plus qu’ils ne peuvent l’être à l’exécution : car pour rendre heureusement un dessin, l’Artiste ne doit pas le voir tel qu’il sera sur son papier, mais tel qu’il est dans la nature. Le crayon ne distingue pas une blonde d’une brune, mais l’imagination qui le guide doit les distinguer. (…) L’habileté de l’artiste consiste à faire imaginer beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche ; et cela dépend d’un heureux choix de circonstances, dont celles qu’il rend font supposer celles qu’il ne rend pas [29].

 

On reconnaît sans peine ici les principes esthétiques que l’on retrouve dans le Dictionnaire de musique et dans l’Essai sur l’origine des langues. L’infirmité représentative des arts visuels implique pour Rousseau « la nécessité pour l’imagination de compenser ces lacunes ; par dessinateur interposé, l’auteur spécule sur l’invention du spectateur qu’il entend conduire » [30]. L’estampe doit préparer une expérience qui rend visible l’invisible. D’où l’importance du « hors-champ » dans les estampes conçues par Rousseau pour son roman, puisqu’il s’agit de permettre au lecteur-spectateur de se figurer toutes ces « choses qui ne sont pas sur la planche » et débordent du cadre de l’image. Philip Robinson a donc raison de souligner que, pour Rousseau, « l’estampe ressemble à la musique malgré la différence catégorique de leurs deux champs d’action, dans la mesure où ce sont deux arts de narrer indirectement par la suggestion et l’appel à l’imagination. (…) La suggestion du "langage" des gestes dans une estampe équivaut à l’accent ou langage des passions retrouvé dans la musique » [31]. De même que la musique sait susciter les images même de ce que l’on ne voit pas, de même l’estampe gravée dans le livre doit produire un effet d’autant plus fort que l’image saura s’affranchir de son cadre, générer des effets autour de ses limites graphiques, et faire signe non seulement vers le texte qui l’encadre mais vers un au-delà d’elle-même.

Avant d’examiner les principales modalités du hors-champ et de cet art de la suggestion dans la suite gravée telle qu’elle a été conçue par Rousseau, on soulignera la mise en application de ces principes esthétiques au sein même de la fiction, dans la séquence fameuse du portrait de l’héroïne. Ce qui disqualifie, en effet, le portrait de Julie qu’elle envoie à St. Preux, c’est que le peintre a échoué à laisser entrevoir le charme de son modèle, qui ne réside nullement dans ses caractéristiques visibles :

 

Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits ; il n’a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu’ils sont, ils ne seraient rien. C’est dans ton cœur, ma Julie, qu’est le fard de ton visage, et celui-là ne s’imite point. Ceci tient, je l’avoue, à l’insuffisance de l’art ; mais c’est au moins la faute de l’artiste de n’avoir pas été exact en tout ce qui dépendait de lui [32].

 

Cette critique du portrait de Julie suppose une esthétique qui converge nettement avec les principes exposés dans l’Essai sur l’origine des langues : si l’artiste est resté lui-même étranger au sentiment qui anime la figure, la seule technique du coloris sera impuissante à produire un effet durable. La supériorité paradoxale de l’estampe sera de n’avoir pas d’autre choix que de faire imaginer ce coloris, qui procède non du fard mais de la nature de Julie.

 

La couleur

 

En présentant ses « sujets d’estampe », Rousseau souligne bien que « le crayon ne distingue pas une blonde d’une brune », et que « le burin marque mal les clairs et les ombres » [33]. Mais cette infirmité chromatique n’est nullement rédhibitoire à ses yeux. Bien au contraire : pourvu que l’artiste fasse preuve d’« habileté », l’imagination du spectateur pourra colorer à sa guise les images offertes à son regard [34].

Indissociable d’une critique de la peinture, la valorisation de l’estampe chez Rousseau atteste que l’insertion d’une suite gravée dans le roman ne constitue nullement une dimension secondaire de l’esthétique de La Nouvelle Héloïse. Bien plus, ces tableaux achromatiques que Rousseau a littéralement « inventés » pour orner son recueil de lettres relèvent sans doute d’un même idéal esthétique que le roman lui-même. C’est du moins ce qu’invite à penser la suggestive analogie entre estampes et poèmes en prose développée par l’abbé Du Bos à la fin de la première partie de ses Réflexions. Si ce double éloge permettait à Du Bos de célébrer La Princesse de Clèves et le Télémaque, il pourrait bien avoir constitué aux yeux de Rousseau, ainsi que l’a suggéré René Démoris, « le billet d’autorisation de La Nouvelle Héloïse » [35] :

 

Je comparerais volontiers les estampes où l’on retrouve tout le tableau, à l’exception du coloris, aux romans en prose où l’on retrouve la fiction et le style de la poésie. Ils sont des poèmes à la mesure et à la rime près. L’invention des estampes et celle des poèmes en prose sont également heureuses. (…) Il est de beaux poèmes sans vers, comme il est de beaux vers sans poésie et de beaux tableaux sans un riche coloris [36].

 

Dans une section précédente (I, 35), Du Bos invitait déjà à comparer « le coloris avec cette partie de l’art poétique qui consiste à choisir et à arranger les mots [et qui] peut s’appeler la mécanique de la poésie » [37]. La publication concomitante de La Nouvelle Héloïse et d’un recueil d’estampes [38] peut donc être considérée comme une manière de répondre doublement au programme esthétique suggéré par Du Bos. Orné de ses gravures, le roman de Rousseau pouvait apparaître comme un manifeste célébrant tout à la fois une poésie échappant à la « mécanique » de la versification, une musique délivrée des contraintes de l’harmonie, et une peinture heureusement affranchie de celles du coloris.

 

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[24] C’est exactement aussi le grief de Lessing. Voir E. Décultot, « Le Laocoon de Gotthold Ephraïm Lessing. De l’imagination comme fondement d’une nouvelle méthode critique », Les Etudes philosophiques, vol. 65, n° 2, 2003, p. 203 (en ligne. Consulté le 5 février 2023).
[25] J.-J. Rousseau, Emile, éd. P. Burgelin, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 418.
[26] J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI, 11, éd. E. Leborgne et F. Lotterie, Paris, GF-Flammarion, 2019, p. 819.
[27] Fr. Boccolari, « La peinture du silence. Du rapport entre imitation musicale, imagination et passions dans l’Essai sur l’origine des langues et l’Emile de Rousseau », dans Silence, implicite et non-dit chez Rousseau / Silence, the Implicit and the Unspoken in Rousseau, sous la direction de B. Weltman-Aron, O. Mostefai et P. Westmoreland, Leiden, Brill, 2020, p. 145.
[28] Premier juin 1764, CC n° 3311.
[29] « Sujets d’estampe », La Nouvelle Héloïse, éd. cit., pp. 895-896. Je souligne.
[30] E. Lavezzi, « Un rêve pictural : l’illustration de Julie ou La Nouvelle Héloïse », Francofonia n° 24, 1993, p. 73.
[31] Ph. Robinson, « Rousseau et l’estampe : mieux qu’un art visuel », dans Rousseau et les arts visuels, sous la direction de Fr. Eigeldinger, Annales Jean-Jacques Rousseau, t. LXV, 2003, p. 307.
[32] La Nouvelle Héloïse, II, 25, éd. cit., p. 351.
[33] « Sujets d’estampe », Ibid., p. 895.
[34] Voir Ch. Martin, « Des pouvoirs de la couleur dans La Nouvelle Héloïse », Dix-huitième siècle, n° 51 : « La Couleur des Lumières », sous la direction d’A. Gaillard et C. Lanoë, 2019, pp. 321-333 (en ligne. Consulté le 5 février 2023).
[35] R. Démoris « Rousseau et le discours sur la peinture », dans Jean Jacques Rousseau et les arts visuels, Op. cit., p. 258.
[36] J.-B. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, I, 48, éd. D. Désirat, Paris, Ensb-a, 1993, p. 163.
[37] Ibid., p 101.
[38] On sait que Rousseau dut se résoudre à publier séparément, chez Duchesnes, son Recueil d’estampes pour La Nouvelle Héloïse, en mars 1761, quelques semaines après la parution du roman. Mais ce Recueil invitait clairement les lecteurs à insérer les images en regard du texte, à l’endroit exact indiqué par Rousseau.