La singularité numérique et le mythe dans
le cinéma d’un iconoclaste : Albert Serra

- Àngel Quintana
_______________________________

pages 1 2 3 4 5
résumé

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Qu’est-ce qu’un cinéaste aujourd’hui ? Pour un vaste secteur de la critique, la question semble trouver une réponse très facile et simple. Un cinéaste est celui qui se consacre au travail de réaliser des films, c’est-à-dire un professionnel du cinéma ou de l’audiovisuel. Cependant, si nous analysons la dérive qu’a connue le concept de cinéaste depuis la modernité cinématographique jusqu’à l’actuelle ère numérique, la question devient tout de suite plus complexe et requiert que nous nous arrêtions quelques instants dessus. Depuis les années 1950-60 et la « politique des auteurs », était considéré comme auteur de film tout cinéaste en mesure d’imprimer sa personnalité aux œuvres qu’il réalisait. L’univers personnel était le facteur décisif que le critique devait découvrir pour certifier l’existence d’un vrai cinéaste auteur de film.

Au tournant des années 1990, le critique et essayiste français Jean Claude Biette, admirateur de Serge Daney et ancien collaborateur de Pier Paolo Pasolini, a fait évoluer cette notion d’auteur en y introduisant une nouveauté. Dans un article publié dans la revue Trafic, Biette affirmait en effet qu’un cinéaste était

 

celui ou celle qui exprime un point de vue et sur le monde et sur le cinéma et qui, dans l’acte de faire un film, accomplit cette opération double qui consiste à veiller à la fois à entretenir la perception particulière d’une réalité (…) et à l’exprimer en partant d’une conception générale de la fabrication d’un film qui est (…) une et singulière […] [1], 

 

Tout au long de son texte, Biette travaille ce double mouvement. Selon le critique, d’un côté est cinéaste celui qui affirme dans sa démarche une perception particulière du monde en résistant aux compromis que lui souffle la logique de son temps. D’un autre côté, est cinéaste celui qui n’est pas qu’un simple observateur de la réalité, car il doit être capable d’articuler le monde qu’il fabrique au degré d’auto-conscience élevé qu’il a, justement, de cette fabrication. Il doit chercher un point de vue personnel. Ses actes de création doivent être marqués par un vif souci intellectuel qui lui permet de comprendre les fondements de la culture dans laquelle il inscrit son film.

En pleine dérive post-structuraliste, Michel Foucault avait introduit une variante intéressante qui peut nous être utile pour nuancer l’actuelle fonction que le cinéaste exerce. Dans la société libérale, la figure de l’auteur, indique en effet Foucault, « est relative à un système juridique et institutionnel qui enserre, détermine et articule l’univers du discours » [2]. Si nous déplaçons la définition proposée par Michel Foucault vers le monde du cinéma, d’une certaine manière nous constatons que sa pensée anticipe une certaine idée du cinéaste comme « marque ». L’important ne réside pas dans sa force de réflexion comme créateur d’une œuvre, mais dans la manière dont il est capable d’insérer son discours dans des systèmes institutionnels déterminés.

Le nom d’Albert Serra occupe un lieu à part dans le canon établi du cinéma d’auteur contemporain. Depuis plusieurs années, ses œuvres sont en effet programmées dans les grands festivals de cinéma ou exposées dans les plus grands centres d’art contemporain du monde. Son travail engendre de nombreux débats dans la sphère critique comme académique. Cependant, si nous nous demandons d’où surgit le cinéma d’Albert Serra, nous constatons que la pratique de ce cinéaste demeure complexe parce qu’elle résulte, par essence, du rejet des pratiques précédentes. Serra n’est pas fils de la modernité cinématographique. Il se constitue certes comme auteur, mais son travail doit être analysé relativement à certains changements essentiels survenus dans le domaine de la technique cinématographique. Les changements techniques le situent dans une sphère curieuse située au-delà de la modernité, et même au-delà du cinéma, dans un vaste territoire singulier que nous pouvons génériquement définir comme celui de la culture numérique. Il agit comme un iconoclaste face aux formes traditionnelles imposées, mais il sait s’adapter aux nouveaux signes des temps, jusqu’à passer d’un minimalisme numérique habité d’une temporalité sensible à la stase – Honor de Cavalleria (Andergraun Films & Eddie Saeta, Espagne, 2006), Le Chant des oiseaux (El cant dels ocells, Andergraun Films & Eddie Saeta, Espagne, 2008) – , à un minimalisme baroque où la temporalité, quoique d’ordre toujours stasique, dialogue avec une image désormais plus surchargée – Histoire de ma mort (Història de la meva mort,Andergraun Films & Capricci, Espagne, 2013), La Mort de Louis XIV (Capricci, France, 2016), Liberté (Idéale Audience, France, 2019).

Le propos d’Albert Serra n’a pas de dimension politique, son engagement dans le monde implique la récupération d’une série d’idées simples autour d’une série de questions essentielles telles que l’innocence, l’amitié, le vice ou le désir qui articulent les comportements et les relations entre les êtres humains. Son cinéma part de la réinvention du cinéma à partir du mythe et s’appuie sur la recherche d’un équilibre étrange entre certaines traditions populaires et certaines formes d’avant-garde capables de produire une forme d’auto-conscience de l’acte de création. De là, l’humain finit par s’imposer à partir de gestes et de mouvements essentiels. Malgré la cruauté du désir mécanique qui marque l’action des libertins de son film Liberté, perdus dans le bois et fiers des pouvoirs du vice sur la vertu, enfin une chose fragile s’impose. Dans Liberté, c’est comme si l’innocence du désir persistait face à la morale, comme si la liberté absolue n’admettait aucune limite.

Serra se distingue aussi comme « marque », comme le cinéaste capable de créer des discours qui lui permettent de bouger, avec un confort admirable, entre l’institution « Cinéma » et l’institution « Art contemporain ». Il est le cinéaste qui triomphe au Festival de Cannes avec La Mort de Louis XIV mais aussi l’artiste admiré à la Biennale de Venise pour Singularity ou à la Documenta de Kassel avec Els tres porquets. Pour mieux comprendre comment fonctionne ce cinéaste singulier de l’ère numérique, il est important de formuler deux questions : 1) D’où surgissent ses images ? 2) Ses systèmes de représentation proposent-ils une réflexion sur la situation de l’art contemporain et sur le devenir du monde ?

Pour pouvoir comprendre d’où viennent les images d’Albert Serra, il faut d’abord considérer les changements que le milieu cinématographique a vécus avec l’apparition de la technologie numérique. Si nous prenons comme repère symbolique le moment du centenaire du cinéma en 1995, nous observons qu’à partir de cette date se produit une profonde transformation sur le plan technologique et dans la pratique audiovisuelle. La plus significative a été la transformation d’un media expressif, surgi des technologies mécaniques de reproduction du monde, en un media issu de la nouvelle culture informatique, qui transforme toutes les images en données numériques.

 

>suite
sommaire

[1] Jean Claude Biette, « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? », Trafic, n° 18, printemps 1996, p. 8.
[2] Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits, vol. 1, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 803.