D’un accord discord : In This Life’s Body, l’autobiographie filmée de Corinne Cantrill
- Juliette Goursat
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résumé

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In This Life’s Body (1984) de la réalisatrice Corinne Cantrill charrie nombre d’éléments importants pour la compréhension des enjeux d’une entreprise autobiographique au cinéma, avec cette réserve qu’un film autobiographique ne peut véritablement servir de paradigme sur le plan théorique, simplement d’exemple parmi d’autres. En effet, si l’on peut dégager des récurrences parmi les démarches autobiographiques, celles-ci se définissent surtout par leur singularité, et par la diversité des formes qu’elles produisent. En ce sens, In This Life’s Body satisfait à une volonté qu’exprimait le couple de cinéastes – Arthur et Corinne Cantrill – dans un manifeste de 1971 : faire des films qui « défient les analyses » [1]. Il n’en reste pas moins que ce film est doué d’une vertu heuristique particulièrement prégnante, parce qu’il interroge de manière explicite – et via un dispositif original – le statut de l’image au sein de l’écriture de soi : en s’élaborant à partir des photographies dont elle dispose, Corinne Cantrill est amenée à se repenser, à découvrir des aspects d’elle-même qu’elle ignorait, à balayer des idées fausses, tout en soulignant dans ce processus le rôle ambivalent des images, qui cadrent son identité, tout autant qu’elles la cachent.

 

Une entreprise singulière

 

In This Life’s Body (que l’on peut littéralement traduire par « Dans le corps de cette vie » [2]) a été réalisé par une figure phare du cinéma expérimental en Australie. Le film est l’aboutissement d’une démarche inédite, puisqu’il donne à voir cinquante-quatre ans de l’existence de la cinéaste, depuis sa naissance en 1928 jusqu’en 1982, date où elle commence la réalisation qui s’étend sur deux ans. Le dispositif est économe : une voix-je (une voix narratrice à la première personne, porteuse du récit de vie et lue par la réalisatrice) accompagne une centaine de photographies en noir et blanc qui, comme un diaporama, défilent en plan fixe et sont montées cut ou ponctuées par un fondu au noir.

Corinne Cantrill y reforme l’histoire de sa personnalité en décrivant le milieu dans lequel elle a grandi, sa généalogie, son cheminement artistique, les voyages qui l’ont nourrie, et les individus (amis, professeurs, artistes, intellectuels, amants) qui l’ont inspirée. Elle inscrit son histoire personnelle dans une histoire collective, un contexte culturel, artistique, social et moral. Née en Australie, dans une famille juive, au moment de la grande dépression, elle est confrontée à l’antisémitisme, à l’oppression familiale, au rejet de sa mère, au chômage de son père, au divorce de ses parents, aux différences entre classes sociales, aux inégalités entre femmes et hommes, à une éducation répressive. Les expériences qu’elle relate contribuent implicitement à expliquer ce qui l’a conduite à se tourner vers un cinéma minoritaire, qui cherche à se définir en fonction de ses propres normes.

 

Corinne à Paris

 

Corinne à Madrid (1952)

 

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[1] Manifeste reproduit dans S. MacKenzie, Film Manifestos and Global Cinema Cultures: A Critical Anthology, Berkeley (California), University of California Press, 2014, p. 78.
[2] Toutes les traductions de la voix off du film (originellement en anglais) et des propos de Corinne Cantrill sont de nous.