Du texte à l’image : la transposition des
sujets littéraires (XVIIe-XVIIIe siècles)

- Marie-Claire Planche
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Fig. 2. Fr. Chauveau, La Vertu et
la Renommée avec le portrait de
Philippe Limosin
, 1647

Fig. 3. Cl.-H. Watelet, La Gloire
de Pierre Corneille
, 1764

Fig. 4. J. Folkema, Portrait
de Scarron
, 1752

Fig. 5. Fr. Chauveau, Arruns fuit le
châtiment de la Témérité
, 1649

Fig. 6. Anonyme, Don Quichotte et Sancho Panza, 1618

Fig. 7. Anonyme, Don Quichotte
accompagné de l’Aurore
, 1799

Fig. 8. Anonyme, Les Délire de
Don Quichotte
, 1799

Parfois la première illustration de l’ouvrage représente l’auteur : la tradition du portrait est ancrée aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais les effigies ne sont pas systématiques. On peut aussi remarquer que nombre de ces portraits gravés traduisent des portraits peints et continuent de diffuser une image déjà connue. Cependant, le portrait gravé peut être une composition originale qui permet de fixer une mise en scène, et les traits du personnage. Il en est ainsi du portrait qui introduit les Œuvres de Philippe Limosin, juriste [6] (fig. 2). Avant que de découvrir ses textes, l’auteur est célébré par une mise en scène qui expose sa figure dans un médaillon dont la lettre indique le nom et l’âge. La référence à l’art de la médaille se trouve atténuée par la posture du personnage, représenté de face et à mi-corps. La trompette de la Renommée qui préside à la scène retient un petit étendard sur lequel est gravé le titre de l’ouvrage. La Vertu tient le médaillon, tandis que les putti s’adonnent l’un à l’écriture, et l’autre à la contemplation du portrait. Le décor de ruines de l’arrière-plan, le chapiteau ou le dais inscrivent l’auteur dans une tradition antique qui relève de la célébration et de l’allégorie. Il est magnifié, glorifié : il n’est point besoin d’une couronne de lauriers puisqu’une mise en scène efficace assure cette fonction. Ce frontispice montre également que le portrait dans le livre fait sens puisqu’il peut remplir une fonction narrative. En revanche, le portrait de Pierre Corneille qui orne l’édition des Œuvres de 1764 propose une disposition dans laquelle la couronne et le buste à l’antique confèrent l’immortalité à l’auteur [7] (fig. 3). Son nom n’est pas gravé, son effigie est suffisamment célèbre en ce XVIIIe siècle qui offre de belles éditions des auteurs du siècle précédent. Le buste à l’antique de Corneille, sur son haut piédestal, est digne de vénération, ce que soulignent non seulement le geste de la figure allégorique, mais aussi les guirlandes. Enfin, le portrait peut aussi être signifiant quant au contenu des textes : Scarron, qui expose sa difformité, confine au ridicule [8] (fig. 4). Son buste est peu stable sur le socle et la bosse du dos accentue le déséquilibre du personnage. Contrairement à nombre de portraits, il ne regarde pas le spectateur mais offre son profil, dont le nez aquilin prononcé et le sourire rappellent que son œuvre n’est pas de nature tragique ; une certaine dérision s’affiche ici, cohérente avec l’œuvre de Scarron.

Après ces quelques portraits, intéressons-nous à des illustrations narratives. Au XVIIe siècle, François Chauveau s’est imposé comme un artiste incontournable, un dessinateur et graveur prolifique qui illustra de très nombreux ouvrages. Parmi les textes majeurs qu’il a illustrés se trouve une édition de l’Enéide de Virgile [9] (fig. 5). L’auteur latin a bénéficié de plusieurs éditions illustrées et l’on voit dans cette estampe le soin accordé aux vignettes. Chauveau peut être considéré comme un artiste de valeur inégale qui a parfois eu du mal à mettre en scène le mouvement ou à insuffler suffisamment de vie à ses personnages. Cette planche démontre le contraire et souligne la capacité du graveur à disposer des personnages sur différents plans afin de souligner la temporalité des événements. La hiérarchie des plans est donnée par les tailles plus au moins marquées et le drame se joue avec force au premier plan qui expose, dans une construction pyramidale, les corps et les luttes. L’estampe représente dans une même composition la mort de Camille, reine des Volsques tuée par Arruns (allié d’Enée), et la vengeance de Diane qui charge la nymphe Opis de le tuer :

 

C’est là que la très belle déesse s’arrête d’abord d’un rapide essor ; puis du haut de cette éminence, elle cherche à apercevoir Arruns. Dès qu’elle l’a vu, resplendissant dans son armure et enflé d’un vain orgueil : « Pourquoi, lui dit-elle, te détournes-tu ? dirige ta marche de ce côté. Viens périr ici, pour recevoir une digne récompense du meurtre de Camille. Et encore, est-ce qu’un homme comme toi est digne de mourir sous les traits de Diane ? ». La Thrace a dit, tiré de son carquois doré une flèche ailée, tendu avec courroux son arc, et l’a courbé longuement, de façon à en réunir les deux extrémités, et à ce que, ses mains étant horizontales, la gauche touchât la pointe du fer, et la droite amenât la corde contre la fleur de son sein. Immédiatement Arruns a entendu le sifflement du trait et le frémissement de l’air, en même temps que le fer s’est enfoncé dans son corps. Il expire, pousse un dernier gémissement ; ses compagnons insoucieux l’abandonnent dans la poussière ignorée de la plaine. Opis s’envole à tire-d’aile vers l’Olympe éthéré [10].

 

Les différents temps de l’action relatés par Virgile se retrouvent dans la vignette qui met en scène avec un sens du drame aiguisé la mort de Camille. Le groupe principal insiste sur le tragique : les personnages qui entourent la jeune femme expriment par leurs expressions et leurs attitudes leur désespoir, repris dans le mouvement et l’agitation des chevaux. A l’arrière-plan, Arruns s’enfuit avec une grande vivacité, tandis qu’Opis s’apprête à décocher sa flèche. Le corps du premier plan, enfin, signifie certainement la violence des combats, à moins qu’il ne s’agisse de suggérer la mort d’Arruns, abandonné des siens. Chauveau a composé sa scène avec une grande vivacité qui insiste sur les émotions et narre avec efficacité la succession des événements. Le quatrain, quant à lui, fait partie de l’estampe dont il offre une lecture synthétique.

Le célèbre roman de Cervantès, Don Quichotte, par les aventures multiples qu’il propose, par la diversité des situations, a exercé un véritable pouvoir de fascination que les nombreuses éditions, les traductions en diverses langues et les illustrations expriment avec constance. Le texte a été illustré dès le XVIIe siècle, dans l’édition française de 1618 [11]. L’estampe représente le héros et le fidèle Sancho, dont le texte fait mention au chapitre sept : « Sancho Panza (c’était le nom du paysan), planta là sa femme et ses enfants et s’enrôla pour écuyer de son vivant » (fig. 6). Cette vignette au titre, unique illustration de l’édition, propose deux portraits conçus d’après le texte et l’idée que l’artiste s’est faite des héros : les hommes en marche ne sont que de passage dans ce paysage. En outre, par la taille des figures et de leurs montures, les costumes, il a suggéré la hiérarchie qui prévaut aux rapports de Quichotte et de son écuyer. Enfin, le moulin de l’arrière-plan fait référence à l’un des épisodes les plus fameux du roman. Don Quichotte cependant n’en est pas encore là, ses aventures ne font que commencer et il avance fièrement vers son destin, protégé par un plat à barbe ! Au XVIIIe siècle, l’engouement pour l’hidalgo de la Manche est perceptible non seulement dans les nombreuses éditions, mais aussi dans l’abondante iconographie. Les ouvrages sont souvent illustrés et les peintres Charles-Antoine Coypel ou Charles-Joseph Natoire lui ont consacré des cycles d’importance [12]. Leurs peintures ont été transposées en tapisseries et les compositions de Coypel ont également servi de modèle pour l’édition de 1732 [13]. Quant à l’édition de 1799, illustrée par Jean-Jacques François Le Barbier, elle porte l’empreinte du néoclassicisme [14]. Dans la vignette du livre 1, le chevalier apparaît exalté et insouciant, tel que l’auteur l’a décrit lors de sa première sortie [15] (fig. 7). L’aurore qui l’accompagne donne au personnage sa dimension héroïque puisqu’elle éloigne du concret incarné par le décor pittoresque de l’arrière-plan. La référence à Homère, la danse de l’Aurore qui souligne l’enthousiasme de l’hidalgo contribuent à le sacraliser, à le faire entrer dans un panthéon. Le portrait du héros que Cervantès brosse dans l’incipit est physique et moral, narrant le trouble qui l’agite :

 

L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse (…). Or il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et l’administration de son bien (…). Enfin notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vient à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde [16].

 

Ce sont ces délires que Le Barbier a représentés dans une autre vignette séduisante à plusieurs titres (fig. 8). Tout d’abord, elle présente, par les armes et la cuirasse disposées au premier plan, le statut du héros, puis, par une habile disposition, expose son trouble. Ce n’est pas le livre ouvert sur la table qui laisse s’échapper des figures, mais bien la tête du héros, perturbé par trop de lectures. Les figures, des plus agréables aux plus terribles, se déploient en tornade vers le haut de la composition jusqu’à être absorbées par la nuit. La femme incarne l’imagination qui frappe l’esprit du Quichotte d’une marotte, signifiant bien sa folie. Le dessinateur a ici recouru à un symbole tout à fait explicite qui souligne, d’une part l’attention au texte et d’autre part l’importance des éléments symboliques dans l’image. L’allégorie et la marotte sont, par leur efficacité, tout aussi éloquentes que la narration et témoignent de la richesse des représentations visuelles. Enfin, l’inscription du sujet dans un contexte nocturne accroît la force du pouvoir d’imagination du héros et sa confusion mentale.

 

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[6] Œuvres de Philippe Limosin, Paris, chez l’auteur, 1647, in-4. Planche de François Chauveau. Lettre : « Va, ce dit la vertu, Illustre Renommée, / Faicts connoistre partout cet Autheur merveilleux, / Son Œuvre, comme luy, a bon droict estimee, / Le va rendre Immortel, & son nom glorieux ».
[7] P. Corneille, Œuvres, Genève, frères Cramer, 1764. Planche de Watelet, d’après Hubert-François Gravelot.
[8] Scarron, Œuvres, Amsterdam, Wetstein, 1752, in-8. Lettre : « Ille ego Sum Vates rabido data præda dolori / Qui Supero Sanos Lusibus atque jocis. / Zenonis Soboles vultu mala ferre sereno / Et potuit Cynici libera turba Sophi. / Qui medios inter potuit lusisse dolores / Me præter toto nullus in orbe fuit. / Egid. Menagius » (Trad. : « Je suis ce poète en proie à de vives douleurs, et plus enjoué cependant que les bien portants. Les élèves de Zénon et la libre troupe du sage Cynique ont pu supporter le malheur d’un visage serein, mais qui puisse plaisanter au milieu des douleurs, il n’est personne à part moi »).
[9] Virgile, L’Enéide, Paris, Toussaint Quinet, 1649, in-fol. Traduction de Michel de Marolles. Planche de François Chauveau. Lettre : « Arunx lache meurtrier de l’illustre Camille / Fuyoit le chastiment de la Témérité ; / Opis qui le voit fuir, rend sa fuite Inutile / Et par un trait mortel punit sa lacheté ».
[10] Virgile, L’Enéide, éd. de M. Rat, Paris, Garnier, 1969, lib. XI, vers 852-867, p. 251.
[11] Cervantès, Seconde partie de l’Histoire de l’ingenieux et redoutable Chevalier don Quichotte de la Manche, Paris, veuve Jacques du Clou & Denis Moreau, 1618, in-8, traduction française de Fr. de Rosset. La première partie du texte original est parue en 1605 et la seconde en 1615.
[12] Coypel a peint pour le duc d’Antin vingt-huit cartons qu’il exécuta sans suivre l’ordre du roman, pour quinze tapisseries tissées à partir de 1717 aux Gobelins sous la direction de Robert de Cotte. Jusqu’à la Révolution, le motif fut plusieurs fois remis sur le métier en raison de son succès. Le carton a été perdu, mais il reste deux esquisses, l’une dans une collection particulière et l’autre au Musée Jacquemart-André. Sur cet artiste et son œuvre, voir T. Lefrançois, Charles-Antoine Coypel, Paris, Arthéna, 2001.

Voir le catalogue de l’exposition Don Quichotte vu par un peintre du XVIIIe : Natoire, Musée national du château de Compiègne, 14 mai-10 juillet 1977 / Musée des tapisseries d’Aix-en-Provence, 20 juillet-21 septembre 1977, Paris, Editions des Musées nationaux, 1977, ainsi que le catalogue de l’exposition Don Quichotte, correspondances : Coypel, Natoire, Garouste, Musée national du château de Compiègne, 6 février-3 avril 2000, Compiègne, Musée national du château de Compiègne, 2000. Certaines œuvres sont accessibles sur la base Joconde. De nombreuses vignettes sont en outre reproduites sur le site Qijote Banco de Imágenes.
[13] Cervantès, Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche, Paris, Compagnie des libraires, 1732, 6 vol. in-12, traduction de Filleau de Saint-Martin. 39 illustrations dont 19 copiées d’après Coypel.
[14] Cervantès, Don Quichotte de la Manche, Paris, Didot l’aîné, 1799, 3 vol. in-8, traduction de Florian. 24 illustrations dessinées par Le Barbier et Lefebvre. A propos de cette édition, voir A. Mansau, « Le Quichotte illustré de Florian : vers un livre pour l’enfance ? », Cahiers de l’AIEF, 1996, n° 1, pp. 283-296.
[15] Cervantès, Don Quichotte, éd. établie par L. Urrudiat d’après la traduction de L. Viardot, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, livre 1, chapitre 2, p. 57 : « Un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa son écu, saisit sa lance et, par la fausse porte d’une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas d’aise de voir avec quelle facilité il avait donné carrière à son noble désir ».
[16] Ibid., livre 1, chapitre 1, pp. 51-52.