Figurations et défigurations de
l’auteur comique au XVIIe siècle :
Scarron et mascaron

- Olivier Leplatre
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Fig. 3. Portrait de Scarron (modèle Daret)

Fig. 4. Scarron, Le Roman comique, 1766

Toutefois l’image que s’accorde l’écrivain accouche d’une forme nouvelle, différente, capricieuse : un petit homme au corps de tissus, tatoué par les chiffres de son âge en latin [9], la tête et les épaules voûtées, coupé de ses pieds embryonnaires par le grand blanc du linge déplié (corps découpé ou cousu par ce linge, on ne sait) ; le tout monté sur la structure d’un fauteuil à roulettes. Corps bricolé, machine bizarre, Scarron tient encore du monstre ; il livre un corps improbable, hétéroclite, comparable à celui qui fait sa réputation, quoique reconstruit d’une autre manière et assumé ostensiblement. Cet aspect inédit, il l’a décidé, en l’obtenant par variations et assemblages métamorphiques : Scarron s’offre en homme-chaise, en homme-drap, en personnage hybride, composé de chair, de bois et de tissu.

Aussi, paradoxalement, malgré cette apparente dérobade, Scarron choisit-il d’être tout à fait lui-même. Au moyen de ce geste curieux qui consiste à se détourner des regards, l’écrivain exhibe sa différence, de façon extrêmement spectaculaire ; il dit ainsi qui il est. Ses réticences vis-à-vis de la visibilité et de la gloire dont elle est le message redéfinissent une identité originale, sans équivalent. Scarron ne souhaite pas faire partie de ces écrivains qui réclament des portraits immortalisés pour la galerie des Illustres. Dans l’iconographie des auteurs du temps, il se plaît à être connu comme le poète de dos. Sans doute n’oublie-t-il pas tout à fait quelques accessoires signalétiques, des fétiches ou des postures iconiques qui le singularisent : le siège de paralytique dont il ne se sépare plus ; le célèbre chapeau ; la tête inclinée, alourdie de mélancolie et de douleurs, qui le rend semblable au Christ de pitié. La plupart des portraits frontaux de Scarron s’attachent à reprendre et à varier les éléments de cette signature visuelle (figs. 3 et 4) [10]. Mais, dans l’estampe de Della Bella, ces motifs partiels, périphériques soulignent également le vide du portrait ; ils accentuent l’aspect ironique du corps vu de dos et problématisent la reconnaissance, puisque dans la gravure tout à la fois apparaît et disparaît l’image publique de l’écrivain.

L’homme de dos n’est cependant pas pure disparition ; il est même parfaitement visible, bien que par d’autres yeux que ceux du lecteur. L’écrivain se place ici sous le regard de femmes attroupées qui le cernent, de deux satyres accrochés aux premières marches d’un Hélicon reconstitué. Pégase enfin se tourne vers lui. Refusant le public, Scarron attire en revanche l’ensemble des personnages de l’image. Il barricade l’estampe par une sorte de quatrième mur. Il isole une scène autonome, indifférente à l’évaluation du dehors ; il la joue uniquement pour quelques spectateurs privilégiés. Cette scène se dérobe en partie derrière le rideau de la coulisse constitué par le tissu du fauteuil et le drapé mobile des femmes de part et d’autre des tréteaux de sa chaise. L’homme de dos, habitué en peinture à la scène secondaire [11], passe au premier plan ; ou l’homme du premier plan, l’écrivain, fait de sa scène identitaire une scène secondaire, à l’écart, insubordonnée.

Car telle est bien la fonction polémique de ce dispositif : il frustre le spectateur en lui refusant le portrait de l’écrivain et il rejette les règles de la sociabilité éditoriale selon laquelle l’image de l’auteur accompagne le livre et le transmet à son lecteur. Il s’agit pour Scarron, nous l’avons vu, d’échapper aux regards moqueurs ; mais cette réponse lui permet surtout d’adopter une posture de défi et de révolte plus générale qui détermine sa situation d’écrivain burlesque, offusqué. Se montrer de dos est le moyen pour lui d’affirmer sa liberté, de dire qu’il n’est pas exactement là où on l’attend, de se déprendre de l’institution des Lettres dont le portrait orné et lauré est l’un des relais idéologiques. L’homme de dos façonne son espace d’impertinence et de contre-pouvoir. Par le message insolent qu’il lance, il rétablit la communication avec le lecteur en réalisant avec lui un pacte de connivence ironique.

Il ne serait pas juste, en effet, d’affirmer que l’image n’accueille pas le lecteur ; elle ne lui refuse l’accès que s’il n’accepte pas de tourner le dos, avec une jubilation contestataire, aux habitudes de penser et de lire, que s’il ne se met pas lui aussi à être tout à fait contre. Le franchissement de cette limite, où la littérature assume l’acte subversif du renversement comique, est le véritable contrat tendu au lecteur. L’écriture s’affiche alors comme un refus, elle conduit une rébellion sous-tendue par le désir de procéder différemment dans le champ littéraire. Le frontispice, confondu en abîme avec la page blanche du tissu, refonde le lieu de l’écrivain après avoir nettoyé le terrain des conventions et des clichés ; alors, de nouveau, il est possible que la parole reprenne.

Cette parole est à contre-courant ; elle jouit de réinventer les hiérarchies. Nous savons d’emblée, grâce à un tel frontispice, à quelle opération de dénigrement ludique s’adonne le poète ou « le demy Poëte », selon l’« Ode à Monsieur Maynard ». Le faux portrait consacre la gloire fantaisiste d’un petit homme défiant les dieux, « auteur goguenard » inspiré, comme le revendique le début du Virgile travesti, par une « petite muse au nez camard ». La tonalité de son contre-chant est la parodie, associée au burlesque (la grandeur, le ime poétiques rétrécis à la taille d’une chaise de paralytique). La musique de la fantaisie est au diapason de la flûte et de la cornemuse dont jouent les satyres. Les vers du combat des Parques et des Poètes, que le lecteur lira après avoir vu l’image, sont annoncés par l’irrévérence que Della Bella a réussi à figurer, en introduction de l’ouvrage, dans une gravure conçue comme un art poétique. Le poète satirique a voulu y moquer la poésie comme, à l’intérieur du livre, la noblesse épique tombera dans la bouffonnerie, la mythologie abandonnera son merveilleux, cèdera au trivial et le monde olympien (Parques, Muses, Poètes…) se montrera « s’entresanglantant [ses] mains nettes » [12].

 

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[9] Ou en français selon les éditions.
[10] Deux types dominent l’iconographie de Scarron : soit l’écrivain de profil avec son grand chapeau, la chemise ouverte, des favoris, éventuellement des livres posés contre la base de son buste ; soit l’écrivain de face, la tête baissée, le plus souvent avec le petit collet. Ce dernier type se trouve par exemple au début du Roman comique paru chez Didot le jeune en 1794 : la gravure a été réalisée par Noël Lemire d’après un dessin d’Antoine Boizot. Mais Boizot décline en réalité un modèle iconique qui est devenu l’un des visages officiels de Scarron et que Pierre Daret a le premier gravé dans les années 1650. Parfois, sous le buste, les éditions ajoutent des vers latins empruntés à Ménage, dans des versions plus ou moins complètes : « Ille ego sum vates rabido data præda dolori,/Qui supero sanos lusibus atque jocis./Zenonis soboles vultu mala ferre sereno/Et potuit Cynici libera turba sophi./Qui medios inter potuit lusisse dolores,/Me præter, toto nullus in orbe fuit./Egid. Mena » (Trad. : « Je suis ce poète en proie à de vives douleurs, et plus enjoué cependant que les bien portants. Les élèves de Zénon et la libre troupe du sage Cynique ont pu supporter le malheur d’un visage serein, mais qui puisse plaisanter au milieu des douleurs, à part moi, il n’est personne au monde »). Voir par exemple les Œuvres de Monsieur de Scarron. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée de quantité de pièces omises dans les éditions précédentes, A Amsterdam, chez J. Wetstein, 1752. Dans cette édition, le portrait frontispice (profil avec chapeau) a été conçu par Louis-Fabrice Du Bourg et gravé par Folkema ; on le retrouve notamment dans les éditions de 1766 (fig. 4) et de 1775 (pour Stéphane Lojkine, le portrait de 1766 serait certainement une contrefaçon de celui de 1752 ; les vers de Ménage ont été traduits en français). Voir sur le site Utpictura18.
[11] Voir G. Banu, L’Homme de dos, Paris, Adam Biro, 2000.
[12] La Relation véritable, p. 17.