La Métafiction en bandes dessinées
anciennes et (post)modernes

- Laurence Grove
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Fig. 4. B. Peeters et Fr. Schuiten, Calvani, 1987

Fig. 6. Anonyme, Un Artiste
peint une femme nue
, 1544

Fig. 7. Anonyme, Mihi
autem...
, 1624

Fig. 9. Anonyme, Speculum
creaturarum
, 1610

Métafiction et emblèmes

 

L’Archiviste peut fonctionner comme un pont – littéralement dans le cas de la « Pièce n°11 » (pp. 28-29), la cité de Calvani avec ses serres liées par de nombreuses passerelles – car il s’agit, me semble-t-il, d’un livre d’emblèmes moderne, une interaction entre titre, image et texte, où la mise en page devient centrale (fig. 4). La notion de livre autoréférentiel apparaît souvent dans les emblèmes explorateurs du XVIe siècle. Le joueur d’échecs, par exemple, de l’Hecatomgraphie de Gilles Corrozet (fig. 5 ) [10], nous incite à nous demander pourquoi il n’y a qu’un seul joueur. C’est donc nous, le lecteur, le deuxième joueur, face au rival tout-puissant, l’auteur-Dieu, qui mettra toutes les pièces dans son sac. Ce qui restera sera l’art, le livre toujours ouvert devant nous.

Avec Guillaume de La Perrière l’esprit autoréférentiel est peut-être plus direct. Le quinzième emblème du Theatre des bons engins (fig. 6) [11], qui présente un artiste en train de peindre un nu, semble dire que c’est parfois en essayant de perfectionner un ouvrage que l’on peut l’endommager. Cependant l’emblème est loin d’être sans ambiguïté : il s’agit d’un tableau dans un tableau ; pour dire qu’il faut savoir à suffisance, cependant le livre lui-même nous encourage à étendre notre savoir, et l’attrait principal, la femme dévoilée, semble être en contradiction avec la doctrine paulinienne de la représentation. En menant un jeu ludique avec le lecteur-voyeur, La Perrière devance le style des miroirs métafictifs de Nabokov.

Sur le chemin d’autres miroirs (voir plus bas), c’est au XVIIe siècle que la métafiction dans les emblèmes individuels passe plutôt au recueil entier. Le Pia desideria du jésuite Herman Hugo présente trois sections de quinze emblèmes – « Gemitus animae poenitentis », « Desideria animae sanctae » et « Suspiria animae amantis » – pour visualiser le chemin vers le salut [12]. C’est un chemin suivi par Anima et Amor mais plutôt par le lecteur lui-même ancré dans et par le livre (fig. 7).

Un autre jésuite, le Père Jean David, nous ramène littéralement à nos jeux de miroirs avec son Duodecim specula de 1610 (fig. 8 ) [13], douze miroirs produits pour celui qui voudrait voir Dieu. Le huitième, par exemple, le « Speculum creaturarum » (fig. 9), propose aux gens de tous les jours, comme le lecteur lui-même, de voir Dieu à travers ses créations, une notion qui est rendue explicite par la glose textuelle : « Invisibilium per visibilia contemplatio ». Le monde est donc le miroir où son reflet platonicien s’entrevoit en même temps que le livre devient le miroir – comme l’indique son titre – tendu vers ce premier monde. C’est donc en lisant le livre que le lecteur arrive à Dieu, ce qui est l’objet du livre. Sans oublier, pour revenir au frontispice (fig. 8 ) où les douze miroirs, comme chaque heure, sont disposés en forme d’horloge, que la lecture prend du temps, et c’est avec le temps que l’on arrive finalement à Dieu.

 

Une conclusion dans une conclusion

 

Comme le temps passe, il faudrait conclure pour que le lecteur puisse passer au texte suivant. La métafiction est post-moderne dans le sens où elle est moderne – elle parle du monde actuel, que ce soit celui du XVIIe ou du XXIe siècle – mais elle se réfère au-delà de ses propres cadres temporels et spatiaux. C’est une fiction ludique et amusante, mais qui demande un travail actif de la part du lecteur, un travail qui pousse la théorie critique – et ici, nous pensons à Barthes ou à Derrida – jusqu’à ses propres frontières, car l’auteur est littéralement le lecteur, mais aussi le protagoniste.

Les formes que j’évoque dans ces quelques pages, les formes texte/image, se prêtent à la métafiction, par la possibilité qui nous est donnée de lire et de voir, de voir ce que l’on lit, mais aussi de tenir et de voir, d’être associé tangiblement à ce que l’on voit – comme vous, chers lecteurs, qui avez ces mots et surtout leurs illustrations sur l’écran devant vous –, ce qui est une façon de vivre et de devenir ce que l’on voit. Mais il y a une différence entre ce que nous pourrions appeler métafiction passagère et métafiction consciente. Elle serait passagère dans les cas des exemples cités de Gire ou de Guillaume de La Perrière, un exemple dans une collection plus générale. Elle serait consciente en ce qui concerne les Cités obscures, les albums de Marc-Antoine Mathieu, ou les miroirs de Jean David, quand l’ouvrage entier devient l’auteur.

Quand une forme mixte, populaire, quotidienne, comme l’emblème ou la bande dessinée, devient une forme auto-consciente, quand elle se lance dans l’autobiographie voire dans la métafiction, cela indique que la forme est mûre, et même qu’elle se donne une vocation élevée. Ce qui peut devenir contradiction, comme l’a noté Pierre Bourdieu dans La Distinction [14], car si une forme populaire et quotidienne a une vocation élevée voire pour l’élite, l’élitisme peut paraître en opposition avec le vécu quotidien de cette forme qui s’engage par sa propre visualité dans la visualité de notre existence de tous les jours.

C’est donc la métafiction qui nous aide à saisir la construction de notre réalité vécue, que ce soit la construction de la vie elle-même, la construction d’une conférence qui parle de la représentation de la vie elle-même, ou bien l’article écrit qui en résulte pour parler de la représentation de la vie elle-même.

 

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[10] G. Corrozet, Hecatomgraphie, Paris, Denis Janot, 1540. L’emblème du joueur d’échecs se trouve aux folios D4v°-D5r°.
[11] G. de La Perrière, Le Theatre des bons engins, Paris, Denis Janot, 1544 [première édition 1540].
[12] H. Hugo, Pia desideria, Anvers, Henri Aertssens, 1624.
[13] J. David, Duodecim specula, Anvers, Jean Moretus [Officina Plantiniana], 1610.
[14] P. Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. Il s’agit donc de l’analyse des notions de capital culturel et de la culture légitime, comparée, implicitement, à la culture populaire ou de masse.