La visualisation des formes
dans le Voir Dit de Machaut.
Vers une désaffection du lyrisme ?

- Julia Drobinsky
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Fig. 2. Maître du Remède de Fortune, Guillaume compose
un lai sur un rouleau
, vers 1350-1356

Fig. 3. Anonyme, Guillaume reçoit
une lettre de sa dame
, vers 1370

Fig. 4. P. Rémiet, Guillaume reçoit une lettre
de sa dame
, vers 1390

Fig. 5. P. Rémiet, Guillaume dicte une lettre
à son secrétaire
, vers 1390

Dans cette fonction structurante, aux rubriques s’ajoutent les miniatures. Il convient donc d’examiner les modalités d’insertion des images dans un texte composite [23]. Les poèmes et les lettres intégrés par dizaines dans le corps du Voir Dit sont difficilement dissociables les uns des autres, car ils sont contigus, voire contenus les uns dans les autres : c’est par la voie épistolaire que leurs compositions lyriques respectives parviennent aux amants, certaines lettres prenant parfois elles-mêmes la forme d’un poème [24]. Il est néanmoins possible de distinguer plusieurs configurations. Les matériaux extérieurs au récit soit apparaissent de manière isolée, soit se combinent en sections de formes homogènes – des séries de lettres par exemple –, soit créent des agrégats de formes mêlées. Les images, quant à elles, ne s’insèrent jamais ni en plein milieu d’une lettre ou d’un poème isolé, ni à l’intérieur d’une section homogène [25]. Elles ne sont donc pas des facteurs de discontinuité supplémentaire là où la forme greffée constitue par elle-même une rupture dans l’écriture, non marquée, qu’est la narration versifiée. En revanche, près de la moitié des miniatures coïncident avec la limite d’une pièce rapportée ou d’une séquence de matériaux divers [26], ménageant ainsi un hiatus entre le récit-cadre et les formes exogènes [27]. Or c’est après ces formes exogènes que les images se placent volontiers, c’est-à-dire là où la narration reprend [28]. Elles s’attachent donc moins à mettre en valeur la pièce isolée, ou le bloc de matériaux entés, qu’à relancer le récit en renouant le fil narratif qu’ils étaient venus interrompre.

Le choix de l’emplacement de ces miniatures, valorisant non le début d’une forme rapportée mais la reprise de la narration, va de pair avec le choix du sujet représenté. Jamais elles ne tirent leur substance des poèmes ou des lettres. D’une manière ou d’une autre, toutes les images sont de teneur narrative [29]. S’appuyant sur des épisodes précis de l’intrigue, elles illustrent des scènes de voyage, de rencontre, d’intimité amoureuse. Comme on le verra plus loin, même les scènes d’activité littéraire sont tirées de la diégèse. Ces dernières restent néanmoins minoritaires. Deux images seulement reflètent l’abondante production poétique de l’auteur [30], alors même que le nombre des insertions lyriques comme la récurrence, dans le récit, de notations portant sur la création de telle ou telle forme explicitement nommée auraient fourni matière à illustration. Encore ces deux images sont-elles bien éloignées du passage évoquant l’écriture d’une ballade comme de son insertion effective [31].

Pour mesurer le degré d’effacement du fait lyrique dans l’iconographie du Voir Dit, le détour par un autre codex ne paraît pas inutile. Le manuscrit C (Paris, BnF, Français 1586) [32], réalisé entre 1350 et 1356, est le premier manuscrit des œuvres complètes de Machaut ; son contenu correspond donc à l’état de la production du poète avant l’écriture du Voir Dit. Par le faste de sa décoration, le dit à l’honneur y est sans conteste le Remède de Fortune. Avant le Voir Dit, le Remède est le premier dit où le poète intègre à la trame narrative une série de poèmes lyriques. Comme le Voir Dit, le Remède bénéficie d’un cycle iconographique ambitieux : ses trente-quatre miniatures ont été réalisées par un artiste qui laisse là son chef-d’œuvre, à telle enseigne que le choix de F. Avril de le désigner comme le « maître du Remède de Fortune » fait désormais autorité [33]. Sur ces trente-quatre images, pas moins de neuf d’entre elles montrent l’amant-poète dans des postures d’écriture ou de profération, centrées sur un objet emblématique des activités lyriques [34] : le rouleau de parchemin. Le début de la plupart des insertions du Remède s’enrichit de deux facteurs de repérage voyants : une rubrique bleue énonçant, sous forme de phrase complète, quel locuteur produit quelle forme poétique ; une miniature qui renchérit, de manière quasi redondante, sur l’identité de l’instance lyrique. Ainsi le lai « Qui n’aroit autre deport », première insertion du Remède, est-il précédé de la rubrique « comment l’amant fait un lay de son sentement », qui fournit le moule sur lequel toutes les rubriques suivantes seront modelées. Cet intitulé est associé à une miniature montrant Guillaume en train d’écrire sur un rouleau déplié (fig. 2). Avec une panoplie décorative aussi riche, on ne saurait mieux mettre visuellement en valeur la dimension lyrique du Remède de Fortune, dans sa diversité et sa nouveauté. Or aucun de ces procédés n’est repris dans les manuscrits du Voir Dit. Les rubriques sont réduites à leur plus simple expression, les miniatures délaissent les sujets lyriques. Nul accessoire comparable au rouleau de parchemin ne vient servir d’emblème à l’activité poétique.

L’activité épistolaire est mieux représentée, à travers un petit groupe de dix-sept miniatures qui s’organisent autour d’un motif visuel inédit : la lettre. Dans le manuscrit A, la lettre est représentée comme un petit rectangle sur lequel est inscrit le nom du destinataire : « a Guillem » ou « a ma dame » (fig. 3). Ainsi les miniatures ne trahissent-elles jamais l’identité de la bien-aimée, dont le poète préserve soigneusement l’anonymat jusqu’à la fin du récit. Dans le manuscrit Pm, le rectangle ne porte qu’un sceau de cire sans qu’aucun nom n’y soit apposé. Dans le manuscrit F, la lettre se présente soit fermée et cachetée (fig. 4), soit ouverte, dépliée et couverte de bâtonnets imitant l’écriture (fig. 1bis ). Selon la forme donnée à la lettre, sa signification correspond à l’une ou à l’autre des trois situations épistolaires dont elle constitue le noyau : la transmission, la lecture et l’écriture des missives. En situation de transmission, la plus répandue avec ses treize occurrences, la lettre change de mains [35] (figs. 3 et 4). Or le même geste de passation, parce qu’il saisit le mouvement en cours, peut être compris aussi bien comme le moment où le destinataire reçoit le pli que celui où le signataire le remet à son messager. L’ambiguïté est inhérente à ce geste qui signifie indifféremment l’action de donner et celle de recevoir. Seul le procédé employé dans le manuscrit A, consistant à désigner le destinataire sur le pli, permet de lever le doute. En situation de lecture, attestée par seulement trois images [36], le destinataire prend connaissance de la lettre, dépliée à l’horizontale, en présence du messager qui vient de la lui remettre (fig. 1bis ). La situation d’écriture, plus rare encore, se réduit à une occurrence unique [37]. Dans cette image, que l’on doit au pinceau de Perrin Rémiet tout comme les trois cas de lecture déjà évoqués, l’écriture épistolaire a ceci de particulier qu’elle requiert les offices d’un secrétaire : la lettre s’écrit sous la dictée. On voit le clerc faire un geste d’ordre à son compagnon, qui, armé d’une plume, écrit sur un feuillet orienté à l’horizontale (fig. 5). D’une mise en situation visuelle à l’autre, le motif de la lettre décline les différentes étapes de l’échange, selon l’orientation qui lui est donnée, les inscriptions ou le cachet qu’elle porte, les gestes qui l’entourent. Il n’en reste pas moins que ces activités épistolaires s’inspirent des passages narratifs et non des lettres elles-mêmes. C’est bien dans les propos du narrateur, soulignant qu’une lettre a été écrite, envoyée, reçue ou lue, qu’elles puisent leur matière.

 

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sommaire

[23] Nous développons nos observations sur la structuration des formes par l’image dans notre thèse « Peindre, pourtraire, escrire », op. cit., pp. 89-99.
[24] Sur l’articulation lettres-poèmes dans le Voir Dit, on pourra consulter D. Hüe, « A la lettre. Le Voir Dit comme roman épistolaire », dans Danielle Queruel (dir.), Le Livre du Voir Dit, op. cit., pp. 84-90.
[25] L’étude se fonde sur les mss A, Pm et F, laissant de côté le ms. E car son cycle iconographique se réduit à seulement quatre miniatures. Seule la première d’entre elles sera prise en compte dans l’analyse du motif de la lettre.
[26] Ce total se répartit comme suit : quatorze images sur trente dans le ms. A, dix-huit sur trente-sept dans le ms. F et onze sur vingt-cinq dans le ms. Pm, ce dernier ayant été amputé de plusieurs feuillets.
[27] Une synthèse de ces observations est présentée dans l’annexe 2.
[28] On relève seulement deux exceptions, dans le ms. F, où les miniatures sont placées avant les éléments entés (avant le premier rondeau de la dame, vers 203 et avant la série formée autour de la lettre III, vers 673).
[29] Voir la répartition des sujets dans l’annexe 2.
[30] Il s’agit de la neuvième image du Voir Dit dans le ms. A (f°242) et de son homologue dans le ms. Pm (f°138). Elles montrent toutes deux le poète, assis sur un banc une plume à la main et un feuillet déplié sur ses genoux, en train de composer une ballade en présence de sa dame.
[31] Ces deux images introduisent le récit de la célèbre scène du baiser volé sous le cerisier (v. 2397-2470), tandis que l’écriture de la ballade est évoquée aux vers 2336-2339, ballade elle-même insérée aux vers 2340-2360.
[32] Voir la notice du ms. dans L. Earp, op. cit., pp. 77-78.
[33] F. Avril, article cité, p. 119.
[34] En se basant sur l’illustration du Remède de Fortune et des Lais dans le ms. C, Sylvia Huot, From Song to Book : The Poetic of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative Poetry, Ithaca, Cornell University Press, 1987, pp. 246-251 et pp. 260-273, démontre le rôle majeur du motif du rouleau dans la construction de l’identité visuelle de l’auteur.
[35] Il s’agit des miniatures suivantes : ms. A, f°221, 227, 233, 267v° ; ms. Pm, f°122, 126v°, 131, 156 ; ms. F, f°138v°, 141, 166, 179 ; ms. E, f°171.
[36] Les scènes de lecture de lettres se trouvent toutes dans le ms. F, f°139v°, 142 et 146v°.
[37] Cette image apparaît au f°181 du ms. F.