Echanges culturels, universalisme et
internationalisme dans la propagande
anarchiste

- Anne-Marie Bouchard
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Se détachant radicalement de la célébration et de la mythification de l’individu révolutionnaire, Crane opte résolument pour une universalisation de l’iconographie en misant sur des types dont la lisibilité est fondée sur des stratégies visuelles dont l’efficacité est attestée par l’influence qu’elles auront sur les développements artistiques de la propagande illustrée. La fortune critique de ses œuvres tient au fait qu’elles sont organisées en entités symboliques référant non à une situation historique précise, mais proposant plutôt une vision de cette histoire pour la compréhension de laquelle toutes les clés de lecture de l’image sont données dans l’image elle-même. Dans nombre de représentations, les référents historiques et culturels nationaux se trouvent réunis au profit de ce que plusieurs artistes, à l’instar de Crane, estiment être les critères artistiques les plus importants : Beauté et Utilité [15]. Intégrant dans ses œuvres tous les éléments esthétiques singuliers qui contribuèrent à faire connaître son travail, Crane porte une attention soutenue à chacune des dimensions iconographiques de ses allégories. Le choix des costumes, la représentation des animaux, le choix et la structuration de décors allégoriques composent un savant mélange de références iconographiques incorporant des représentations révolutionnaires passées (bonnet phrygien, toge, costume typique de l’ouvrier), à l’ornementation végétale distinctive du mouvement Arts & Crafts et à l’hiératisme général de l’iconographie des préraphaélites [16]. La multitude de référents esthétiques et leur intégration au centre de représentations, dont la densité est accentuée par le grand nombre d’éléments de narration, assurent la lisibilité de l’œuvre et son association à des moments révolutionnaires choisis.

Cet universalisme sert à créer une image de l’entité abstraite que constitue le mouvement révolutionnaire, car malgré l’unité relative de ce mouvement, ce sont paradoxalement les entités nationales qui nuisent au fantasme d’une unité réelle de l’internationalisme. Le cas du recueil de Crane est, bien malgré lui, une des manifestations de cette difficulté. La production des images, vouées à immortaliser l’esprit du Congrès de Londres avant même son déroulement, prend entièrement appui sur l’allégorie pour mettre en discours l’idéal de solidarité qui anime l’événement. Les entités nationales s’y présentent avec enthousiasme, laissant croire par leur figuration qu’elles représentent un groupe amical accueilli par l’une d’entre elles. L’image est idéale, ses référents sont explicites, son allégorie et ses archétypes en assurent une réception universelle avant même l’ouverture du Congrès, mais six jours plus tard, la même image est certainement susceptible d’être jugée parfaitement absurde. En effet, le fiasco du Congrès de Londres contraste amèrement avec les intentions de Crane et le compte-rendu qu’en fait Emile Pouget donne moins au recueil une valeur de commémoration, que celle d’un souhait non réalisé. Délégué à Londres, Pouget écrit dans La Sociale sous le titre « La Parlotte de Londres » : « Je dis parlotte, faute de terme plus exact pour qualifier la colossale fumisterie qu’a été le prétendu Congrès international de Londres » [17]. Frustré d’avoir constaté à quel point il ne s’agissait pas d’un moment d’échange et de discussion visant à « fortifier ses conceptions individuelles et élargir son champ d’action, en faisant chacun son profit des théories et des tactiques émises et indiquées, par des camarades de divers pays » [18], Pouget conclut que le Congrès fut en vérité un grand spectacle ambitionnant de consolider l’influence de quelques individus sur l’ensemble du mouvement international.

Mais encore, la chronique de Pouget rend compte de la difficulté réelle de matérialiser l’existence du mouvement révolutionnaire autrement que par l’accumulation des entités nationales, comme sur la représentation de Crane. Les nations archétypales restent irréductibles en face d’une culture internationaliste qui a désespérément besoin de se constituer sous une forme inclusive, pour dépasser les dissensions qui existent non seulement entre les nations, mais à l’intérieur même des frontières nationales [19]. Les représentations visuelles faites d’événements engendrant spontanément des campagnes militantes contrastent avec la construction visuelle universalisante faite de l’Internationale par Walter Crane. Les deux types de représentations servent deux objectifs complémentaires dans la propagande, soit figurer la solidarité révolutionnaire en tant qu’Idée, d’une part, et en tant que manifestations contextuelles pouvant être associées à l’Internationalisme, d’autre part. Cette distinction n’empêche pas que soient utilisées les mêmes stratégies visuelles pour assurer la lisibilité de l’image.

Au-delà de ses fondements idéologiques, l’Internationalisme prend corps dans la presse, qui lui permet de concrétiser sa délocalisation, mais aussi par la presse dans la mesure où il y trouve la matière de son analyse de l’actualité. Le rapport à la presse est donc double, en ce sens qu’elle est à la fois la source d’une actualisation du mouvement anarchiste international, mais aussi son support de prédilection pour opposer aux relations internationales véhiculées par la presse de masse, une conception du monde fondée dans la longue durée de l’héritage révolutionnaire. Si certaines images publiées par les journaux anarchistes restent bien ancrées dans leur contexte de production et de diffusion, d’autres sont d’emblée vouées à une forme certaine d’autonomie par rapport à l’actualité et dès lors susceptibles d’être l’objet d’une circulation internationale plus intense.

 

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[15] W. Crane, « Le Socialisme et les artistes », La Révolte, supplément littéraire, vol. 6, n°26 (11-17 mars 1893), pp. 200-203.
[16] W. Crane, Ideals in Art. Papers Theoretical, Practical, Critical (1905), Londres, Elibron Classics, 2005.
[17] E. Pouget, « La Parlotte de Londres », La Sociale, 2e année, n°66 (9-16 août 1896), p. 1.
[18] E. Pouget, « Le Congrès de Londres », La Sociale, 2e année, n°66 (9-16 août 1896), p. 2.
[19] Pouget rend compte en détail de l’activité des guesdistes qu’ils dénoncent comme étant parmi ceux qui ont le plus contribué à l’échec du Congrès et, par le fait même, montre à quel point la France est une unité fragmentée. E. Pouget, « Conférences anarchistes à Londres », La Sociale, 2e année, n°66 (9-16 août 1896), p. 3.