Emblématique, bricolage
et conscience sémiotique

- Pierre Martin
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Fig. 1. T. Sadeler, Non est Mortale,
quod opto
, 1677

Fig. 2. Ad. Blomaert et T. Sadeler,
His ego nec metas rerum nec tempora
pono
, 1675

J’essaie de réfléchir sur la notion de « bricolage » en matière d’images dites savantes [1], à partir d’un exemple minuscule, et par la modestie du matériel symbolique utilisé, et par les dimensions du document, un frontispice dont la hauteur ne dépasse pas 10 cm.

J’avais annoncé l’intention d’exploiter ce frontispice (fig. 1) ou de prendre le prétexte de ce frontispice pour réagir très tardivement à un propos qui m’avait dérangé quand je commençais à travailler sur le champ emblématique avec les devises amoureuses de la Delie de Maurice Scève, et qui consistait à considérer l’emblématique comme un art du bricolage. Propos alimenté par le fait qu’un des premiers concepteurs de livres d’emblèmes, Barthélemy Aneau, avait accrédité l’idée qu’on pouvait se servir d’un stock de bois gravés inutilisés pour en faire les images d’un livre d’emblèmes [2], initiant en quelque sorte la pratique du détournement d’image, et plus généralement par le constat d’une circulation généralisée des motifs iconiques dans le champ des productions emblématiques qui fait parfois crier à la pauvreté de l’invention. Art du bricolage, art de la récup’ en matière d’images, résidus de représentations glanés ici et là, comme ramassés un peu par hasard et rassemblés pour une réalisation évidemment faite de bric et de broc, sans grande valeur artistique au fond… Il est vrai que depuis les années 1980 le discours a changé, mais en 1974 encore on pouvait prendre l’initiative de publier la Delie sans les emblèmes – c’est l’édition de Paul Quignard au Mercure de France. Sans vouloir généraliser cette démonstration de mépris, il faut bien dire qu’en matière d’emblématique le sentiment d’avoir affaire à un montage s’accompagne trop souvent d’une certaine prévention sur les qualités intrinsèques de l’image. Il me semble que c’est plutôt l’herméneute qui se trouve dans la situation du bricoleur, lui qui tente de reconstituer un sens plausible et cohérent comme on assemble les pièces d’un puzzle, et que l’artiste, lui, sait où il va et qu’il a prélevé à bon escient les signes qui convenaient à son projet dans le stock de signes disponibles, dans le vocabulaire plastique du monde culturel qui est le sien et celui de ses contemporains, dans un processus de montage et d’assemblage parfaitement maîtrisé, un processus de mise en configuration des signes choisis parfaitement cohérent.

Le frontispice dont il va être question a été exécuté en 1677 pour une édition autrichienne d’un ouvrage qui a été un véritable best-seller à son époque, et au-delà : le traité sur la différence entre le Temps et l’Eternité du P. Jean Eusèbe Nieremberg, un Jésuite madrilène. L’édition originale (Madrid, 1640), dépourvue de frontispice, est en espagnol, et en 1675 Madrid voit déjà paraître la 14e édition de ce traité De la diferencia entre lo temporal y eterno. Crisol de desengaños con la memoria de la eternidad, postrimerías humanas y principales misterios divinos. Il est régulièrement réédité jusqu’au XXe siècle, traduit en plusieurs langues, les grandes langues européennes habituelles, mais aussi des langues moins attendues comme le polonais, l’arabe, le mexicain ou le guarani [3]. Il est aussi traduit dans la langue internationale du XVIIe siècle, le latin, mais sous la forme d’un abrégé qui est l’œuvre d’un autre Jésuite, le P. Louis Janin, recteur du Collège de Chambéry : c’est dans cette même ville que le Discrimen Temporis, et Æternitatis est publié en 1652 chez les frères Dufour. Cet abrégé reparaît deux ans plus tard à Cologne chez Michel Demen, et à nouveau en 1664 chez Michael Cnobbaert à Anvers [4]. Et c’est à cette espèce de digest en latin du traité de Nieremberg que nous avons affaire avec cette édition de 1677 confiée aux presses du plus important des libraires attachés à l’université de Vienne, Léopold Voigt.

Le titre complet [5] nous apprend que l’ouvrage est destiné aux présents qui se font dans le cadre d’une confrérie mariale, dont les membres sont issus des quatre facultés du Collège Académique de la Compagnie de Jésus de Vienne, c’est-à-dire de l’Université, confiée depuis 1623 aux Jésuites par Ferdinand II. Nombreuses sont à Vienne ces « sodalités » à l’époque de la publication en question, et Léopold I, comme ses prédécesseurs, encourage ces pratiques collectives d’une dévotion parfaitement instrumentalisée aux fins de cohésion politique des populations. Les Jésuites participent pleinement à cette politique religieuse du pouvoir depuis les établissements qu’ils fondent et entretiennent jusqu’en Hongrie, et comptent sur l’esprit d’émulation au sein de telles confréries pour renforcer la lutte contre le luthéranisme et provoquer des conversions spectaculaires. Ils voient également dans le développement de cette pietas austriaca l’occasion d’encadrer la méditation individuelle, et de dispenser dans ce type de confréries un enseignement éthique et spirituel qui vient compléter l’enseignement universitaire à proprement parler [6].

Ces quelques considérations sur un contexte trop rapidement brossé veulent conduire à accorder une importance particulière à l’image du frontispice. Pour modeste qu’il soit, ce petit livre d’étrennes [7] s’ouvre sur une gravure de jolie facture, signée du nom de Tobias Sadeler [8], un graveur dont l’activité est bien attestée à Vienne dans les années 1670. L’image ne laisse sans doute rien au hasard du bricolage : c’est une image offerte à la méditation, programmée par un dispositif allégorique soigneusement calculé par le ou les commanditaires jésuites de l’édition. J’en veux pour preuve la citation en bas d’un verset du psaume 4, qui n’apparaît nulle part dans le texte du traité, ni dans cette version abrégée, ni dans le texte complet de l’original en espagnol [9] : il y a bien dans ce choix-là une intervention qui commande la lecture et, en amont, l’élaboration de l’image.

On trouve le nom de Tobias Sadeler en 1678 pour la gravure d’un portrait de Don Ferdinand Hauck [10], Barnabite attaché à l’église Saint-Michel et connu pour son prosélytisme en Bohême, un portrait dont le dessin est signé « ABloem del. » (pour delineavit), avec un A pris dans le B qui fait penser à la signature d’Abraham Bloemaert… lequel est mort depuis près de trente ans et n’a jamais mis les pieds à Vienne. Son fils Adriaen, en revanche, après s’être formé assez longtemps en Italie jusqu’en 1637, est venu travailler à Vienne, d’où il est parti s’installer par la suite à Salzbourg avant de rentrer à Utrecht, sa ville natale, où il est mort en 1666 : Tobias Sadeler exécute la gravure d’après un portrait fait à Vienne quelques décennies auparavant par Adriaen Bloemaert… Ce n’est d’ailleurs pas le seul : dans une tentative de mise au point sur Tobie Sadeler et son œuvre, Isabelle de Ramaix compte cinq autres portraits d’après le même peintre [11]. Le nom de Bloemaert – mais cette fois le A n’est pas pris dans le B – est déjà associé à celui de notre graveur dans un frontispice pour un autre ouvrage de Nieremberg, dans une autre version latine commise à Vienne en 1675 par les Jésuites sous le titre de Virtus coronata [12] : « A. Bloem del. » (fig. 2).

 

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sommaire

[1] L’expression « images savantes » est employée au XVIIe siècle par Claude-François Menestrier pour parler de tous les genres iconiques ou iconotextuels qui ressortissent à l’emblématique.
[2] Barthélemy Aneau dit dans la « Préface de cause » de son propre livre d’emblèmes de 1552, Imagination poëtique, avoir conçu ses emblèmes à partir d’images dépourvues d’« inscriptions » qu’il a trouvées fortuitement chez son imprimeur Macé Bonhomme.
[3] On trouvera une liste de ces publications dans la Bibliothèque des écrivains de la compagnie de Jésus de Carlos Sommervogel, qui ne connaît pas l’édition dont je cite le frontispice – édition dont je ne trouve pas trace non plus dans les catalogues informatisés des bibliothèques publiques. Isabelle de Ramaix, qui l’enregistre dans son catalogue sous le n°89, en localise un exemplaire à Vienne, chez les Dominicains : Tobie Sadeler, un graveur à la cour de l’empereur Léopold 1er, dans Le Livre et l’Estampe, XXXVI, n°134, 1990. Elle donne du frontispice une description sommaire indigente, que l’on doit probablement attribuer à la mauvaise qualité d’une reproduction sur laquelle elle croit voir une « figure allégorique féminine portant un caducée » et, à ses pieds, « un coq ».
[4] En 1665 une traduction française de cet abrégé est publiée à Lyon chez un autre Demen, Adam, arrivé depuis peu de Cologne, et établi rue Mercière à l’enseigne de la Fortune. Adam Demen publie d’autres ouvrages de Janin. V. le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVIIème siècle, t. XXII : Lyon, par Marie-Anne Merland, 1997.
[5] Discrimen Temporis, et Æternitatis, Ex R.P. Joannis Eusebii Nierenbergii è Societate Jesu Pleniore Tractatu Hispanico latinè decerptum, A.P.L.J. ex eadem Societate sacerdote, Et saluberrimæ Considerationi propositum pro Xenio DD. Sodalibus Deiparæ in caelum assumptæ, Ex quatuor Academicis Facultatibus, in Cæsareo & Academico Societatis Jesu Collegio Viennæ Austriæ, Jam olim, et nunc congregatis. Anno M.DC.LXXVII. Viennæ Austriæ, Typis Leopoldi Voigt, Universit. Typogr.
[6] Dictionnaire de Spiritualité chrétienne.
[7] L’épître dédicatoire adressée au Comte Valentin Drugeth de Homonna (Hongrie) reprend le « xenium » du titre par l’expression « strena Mariana » : ce sont des cadeaux à l’occasion d’une fête religieuse en l’honneur de la Vierge, des étrennes.
[8] « Tob. Sadler sc. » pour sculpsit, verbe qui identifie l’activité du graveur. Tobias n’est pas le seul artiste à porter le nom de Sadeler, et nombreuses les signatures qui présentent la graphie « Sadler ». Le catalogue d’I. de Ramaix, qui fait un relevé scrupuleux, montre que l’on trouve la graphie « Sadler » (ou l’abréviation « Sadl. ») dans les gravures n°1 à 69 du premier ouvrage enregistré ; les plans qui suivent immédiatement en 1672 sont signés avec tantôt la même graphie, tantôt la graphie « Sadeler », indifféremment.
[9] L’original compte vingt citations des Psaumes ; aucune ne provient du Psaume 4.
[10] Don Ferdinand Hauck, Verlangter Messias in Newer Kleidung vorgestellt, Peter Paul Vivian, Vienne, 1678. Le portrait est placé à la fin de l’épître dédicatoire (non paginée) à l’empereur Léopold.
[11] Ce sont les numéros 108, 109, 110, 111 (et non 113), 114, 115 du catalogue d’Isabelle de Ramaix : Tobie Sadeler, un graveur à la cour de l’empereur Léopold 1er, op. cit.
[12] Chez J. B. Hacque (n°83 du catalogue d’I. de Ramaix). Cet autre traité de Nieremberg, nous apprend le titre complet, est d’abord traduit en italien puis tourné en latin « per Alium de Societate Jesu Sacerdotem », et cette fois il n’y a pas d’initiales qui puissent aider à lever l’anonymat du traducteur. Peut-être est-ce le membre de la Société de Jésus qui signe « J. F. » la dédicace à un autre Hongrois, dans laquelle il se félicite de voir la pensée pieuse et érudite de Nieremberg sortir des confins de l’Europe où la maintenait l’usage de la langue espagnole pour, après avoir gagné le public d’Italie, s’offrir au monde entier grâce à la langue commune, le latin.