Le cinéma politique du groupe Dziga Vertov :
montage, collage ou citation ?

- Raphaël Jaudon
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Fig. 1. J. Carpenter, They Live, 1988

Fig. 2. J. Carpenter, They Live, 1988

Fig. 3. J. Carpenter, They Live, 1988

Fig. 4. J. Carpenter, They Live, 1988

Texte vs. image

 

En 1988, John Carpenter tourne Invasion Los Angeles (They Live). Le film raconte l’histoire de John Nada (Roddy Piper), un vagabond sans emploi qui tombe par hasard sur une paire de lunettes aux propriétés mystérieuses : lorsqu’il les met, il devient capable de transcender sa perception humaine, et d’accéder à la vérité cachée derrière les apparences. Jamais le film ne prendra la peine de nous expliquer le fonctionnement de ces lunettes, ni la manière dont elles ont été construites. Il s’attarde longuement, en revanche, sur les secrets qu’elles permettent de révéler. Nada découvre en effet que les individus qui dirigent la société – politiciens, hommes de télévision, cadres supérieurs, etc. – sont en réalité des extraterrestres, en tout point semblables aux humains, dont le but est d’asservir et de contrôler les classes populaires. Carpenter offre ici une lecture ironique du modèle de la lutte des classes, qui lui permet au passage de donner une justification à la gloutonnerie économique et à l’exploitation de l’homme par l’homme : si les riches sont capables de si peu de compassion envers les pauvres, c’est tout simplement parce qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce. Si l’Amérique de Reagan ressemble tant à de la science-fiction aux yeux d’un observateur humaniste [1], c’est parce qu’elle en est réellement. A ce titre, le procédé de dévoilement qui confère leur pouvoir aux lunettes de John Nada pourrait bien être une application littérale de cette formule de Pierre Bourdieu : « Le dominant, c’est celui qui a les moyens d’imposer au dominé qu’il le perçoive comme il demande à être perçu » [2]. Sur les questions perceptives, la science-fiction est alors le complément idéal de la sociologie critique.

Ainsi, lorsque le personnage met ses lunettes, Carpenter figure cette découverte de la vérité par des plans où le monde n’est plus en couleurs mais en noir et blanc, et où toutes les images qui habillaient l’espace public laissent la place à des injonctions idéologiques à destination du peuple, sous forme de messages sobres en gros caractères : « Obéissez », « Consommez », « Ne vous posez pas de questions », « Regardez la télévision », etc. Toutefois, ces substitutions ne sont pas tout à fait choisies au hasard. Les enseignes des magasins imposent aux individus de consommer, les unes des journaux leur demandent de ne pas remettre en question l’autorité, tandis que le portrait de George Washington sur le billet de 1 dollar organise sa propre vénération (« Ceci est ton dieu », figs. 1 et 2). Quant à cette publicité pour des voyages aux Caraïbes, qui met en scène une femme quasi-nue en position lascive, c’est tout naturellement qu’elle se révèle être une injonction à reproduire docilement les forces productives (« Mariez-vous et procréez », figs. 3 et 4). Le film instaure une équivalence pure et simple entre, d’un côté des images, de l’autre des messages. Ce que manifeste cette séquence de They Live, c’est donc avant tout la force et la persistance d’une certaine tradition interprétative, selon laquelle une image n’est compréhensible qu’à la lumière du texte qu’elle exprime, qu’elle applique, ou qu’elle occulte. Du côté du visible, on trouvera l’image, et du côté du dicible, sa traduction verbale. En proposant cette séparation fondamentale, le film accepte du même coup qu’une image ne puisse se rendre intelligible qu’à la condition du texte, et donc de sa renonciation à l’ordre de l’apparence. Pour le dire dans les termes de Gérard Leblanc, théoricien du cinéma et ancien membre du collectif marxiste Cinéthique, « le réel consiste dans le visible et dans son organisation qui ne l’est pas » [3]. Admettre cette hypothèse, c’est considérer que le salut du visible ne peut résider ailleurs que dans la théorie, nécessairement invisible, qui lui donne forme.

Ce système de lecture est donc plus largement assimilable à ce que le philosophe Jacques Rancière a nommé la « pensée critique », soit cette conception de l’image comme « une parole qui se tait » [4], où devient nécessaire l’intervention du savant qui saura faire parler ce silence sous la forme d’un discours clair et distinct. Roland Barthes souscrit à un tel présupposé lorsqu’il choisit d’analyser la publicité à la lumière de la « rhétorique de l’image » qui rend lisible ses intentions dans les plis de ses formes [5]. L’efficacité d’une telle image est alors dépendante du concept d’idéologie et de l’impuissance qu’il fait peser sur les épaules du spectateur, emporté contre son gré par la fascination du visuel et maintenu dans l’incapacité à discerner les injonctions sous-jacentes qui lui sont adressées. Avec ce modèle, l’image se voit d’emblée attribuer les intentions des industries culturelles dont elle émane, ce qui justifie que l’on s’attarde davantage sur la logique des « appareils idéologiques d’Etat » [6] que sur celle de leur production visuelle. Le moteur de la pensée critique se situe donc bien dans le postulat d’une acceptation implicite, par les dominés, des conditions de leur servitude. Avant même d’être imposée, la domination est intériorisée, au point que pour Horkheimer, c’est la fonction même de tout appareil culturel que d’agir sur le psychisme du spectateur pour naturaliser l’exploitation de l’homme par l’homme [7] ; de faire en sorte qu’elle devienne, aux yeux de ceux qui auraient intérêt à la voir disparaître, aussi invisible que les aliens du film de Carpenter. Dans ce panorama, le rôle que s’attribue la pensée critique est celui de la hauteur de vue – celle du philosophe prolétarien, du sociologue critique ou du « mythologue » [8] occupé à combattre chez ses semblables les effets d’une domination qui semble ne pas avoir de prise sur lui. Il semble donc que They Live puisse être lu comme le symptôme exemplaire de notre rapport politique à l’image tel qu’il s’invente dans les années 1950 et 1960, avec ses lignes de partage privilégiées et sa structuration esthétique singulière. Le film de Carpenter traite de ce problème sous l’angle de la parodie, en choisissant de localiser les injonctions idéologiques de la domination, non plus dans l’affirmation historique de la domination capitaliste, mais dans le fantasme d’une invasion extraterrestre secrète. Pour autant, la logique qu’il décrit n’est rien de plus qu’une application littérale des textes de la pensée critique, dans lesquels l’objectif revendiqué est toujours d’éclaircir l’image en la rapportant à un discours distinct et univoque.

 

 Partage du visible

 

La donnée fondamentale du problème, au fond, est la suivante : dès lors qu’il s’agit de lire politiquement une image publicitaire, médiatique voire cinématographique, le penseur critique pourrait avoir tendance à substituer à cette image un texte qu’il suppose être son équivalent direct. Cette transformation obéit à un impératif proprement politique, puisque chez ces auteurs il s’agit de débusquer l’idéologie bourgeoise derrière les apparences sensibles dont elle se drape. La pensée critique fonctionne sur une opposition persistante entre le visible, immédiatement donné, et la réalité, que seule une théorie juste est susceptible de laisser apparaître. Un dualisme qui n’est pas sans rapport avec le projet de la pensée critique de se constituer en science : science de la domination, de ses conséquences et de ses méthodes. Ainsi conçue, la science exclut d’emblée de ses objets d’étude les images, et de manière générale le visible, au nom de cette formule d’Althusser selon laquelle « il n’est de science (…) que du caché » [9]. C’est en effet l’apanage de la pensée théorique et scientifique, chez ses défenseurs du moins, que de chercher à « substituer au visible compliqué de l’invisible simple », pour reprendre la belle formule du physicien Jean Perrin [10].

 

>suite
sommaire

[1] Le parallèle est proposé par Carpenter lui-même. Voir H. Frappat, Invasion Los Angeles : Une lecture du film de John Carpenter, Livret du DVD, Paris, Cahiers du cinéma/Studio Canal, 2003, p. 26.
[2] P. Bourdieu, « Le paradoxe du sociologue » [1977], dans Questions de sociologie [1981], Paris, Minuit, 1988, p. 93.
[3] Cité dans D. Faroult, « Mettre le spectateur au travail ? La programmation d’un travail du spectateur par l’avant-garde cinématographique militante issue de Mai-68 », Travailler, n° 27, 2012, p. 92.
[4] J. Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 19.
[5] R. Barthes, « Rhétorique de l’image » [1964], dans L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, pp. 25-42.
[6] L. Althusser, « Idéologie et Appareils idéologiques d’Etat » [1970], dans Positions (1964-1975), Paris, Editions sociales, 1976, pp. 67-125.
[7] M. Horkheimer, « Autorité et famille » [1936], dans Théorie traditionnelle et théorie critique, traduit par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 243.
[8] R. Barthes, Mythologies [1957], Paris, Seuil, 1970, p. 231.
[9] Cité dans J. Rancière, Les Mots de l’histoire : Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 109.
[10] Cité dans R. Thom, Paraboles et catastrophes, traduit par Luciana Berini, Paris, Flammarion, 1983, p. 83.