Remix Gogol : l’adaptation hypermédiatique
du Journal d’un fou par Tom Drahos

- Anaïs Guilet
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Fig. 5. T. Drahos, Le Journal d’un fou, 2005

Intertextualité et actualisation de l’œuvre de Gogol

 

On observe, dans l’œuvre de Drahos, quatre groupements thématiques principaux au sein des textes présents dans les rectangles disposés autour de la vidéo principale, qui apparaissent toujours dans le même ordre : il y a un cycle sur Internet, un cycle sur l’homosexualité, un sur l’écologie et un dernier sur la vie quotidienne monotone et répétitive de l’homme contemporain. Il faut cependant remarquer que la lecture des textes déployés dans le CD-ROM s’effectue toujours alors que la voix de Nottin fait résonner le texte de Gogol. Le sens des mots lus se trouve ainsi infléchi par ce que le lecteur entend et le texte de l’auteur russe est perçu sous un jour nouveau du fait que le lecteur parcourt des yeux des textes contemporains, eux-mêmes entourés d’icônes et autres images qui clignotent et se meuvent. Le Journal d’un fou révèle alors toute sa contemporanéité.

 

La folie et Internet : créer un espace de liberté

 

Si l’on s’arrête sur un exemple de juxtaposition d’éléments à l’écran (fig. 5). A gauche, se trouve le diaporama de photographies, où l’on peut voir l’énigmatique homme au chapeau qui, dans sa solitude et par son costume, uniforme du travailleur moderne, évoque Popritchine. Un point d’interrogation se promène dans l’angle gauche de l’écran. A droite, on distingue une ligne de signes pouvant rappeler une sorte d’équation algébrique et un dessin de Lénine, rouge sur fond rose, en dessous duquel se trouve une photographie assez floue d’une femme, encore Jackie Kennedy. Se superposent alors un homme et une femme politiques, deux représentants symboliques des camps opposés pendant la guerre froide. Dans un rectangle vert, un court texte se donne à lire. Une grande partie de celui-ci est tirée d’un essai autobiographique de Laurent Chemla intitulé Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée [13] :

 

Internet permet donc à un nombre croissant de citoyens d’exercer leur droit fondamental à prendre la parole sur la place publique. De ce point de vue, il doit être protégé comme n’importe quelle autre ressource indispensable et pourtant fragile, comme l’eau que nous buvons tous les jours [14].

 

A la fin de la première phrase de Chemla, Drahosa ajouté : « lorsque Khozrev-Mirza y avait sa résidence ». Or cet extrait appartient à une autre nouvelle de Nicolas Gogol, Le Nez.

 

D’autres nouvellistes jurèrent alors que ce n’était point sur la perspective, mais au jardin de Tauride que se promenait le nez du major Kovaliov ; cela ne datait pas d’hier ; lorsque Khozrev-Mirza y avait sa résidence, ce jeu de la nature l’avait fortement intrigué [15] (nous soulignons).

 

Khozrev-Mirza était un grand amiral de l’empire Ottoman sous le sultan Mahmoud. En 1829, il vint à Saint-Pétersbourg en ambassade extraordinaire, à la suite de l’assassinat de l’auteur compositeur et diplomate russe Griboïedov à Téhéran et fut logé au palais de Tauride. Dans son adaptation du Journal d’un fou, Tom Drahos effectue un collage de textes, dont il n’explicite à aucun moment la provenance. Ce n’est qu’au prix d’une enquête menée grâce aux moteurs de recherches sur le Web que nous avons pu conclure que tous les textes appartenant au cycle sur Internet étaient tirés de l’œuvre de Chemla. Les confessions d’un voleur relate la vie de son auteur, informaticien connu pour avoir été le premier pirate informatique sur Minitel inculpé en 1986. Dans cet ouvrage, il relate son expérience d’Internet depuis sa création, ainsi que sa vision de la culture libre que le Net aurait dû, selon lui, engendrer. Il est aussi un des fondateurs de GANDI (un site de Gestion et Attribution des Noms de Domaines sur Internet). Drahos reprend donc le texte de Chemla et le transforme, il le fait entrer en télescopage avec deux textes de Gogol : Le Nez et Le Journal d’un fou. Deux époques et deux discours s’entremêlent alors :

A gauche le texte de Drahos, à droite le texte de Chemla :

Nous étions loin de penser qu’un jour nous aurions besoin d’une pléthore de juristes pour organiser la caserne. Qu’un jour, il faudrait des comités interministériels pour traiter de la question des cuisiniers. Qu’un jour, il faudrait mettre noir sur blanc les quelques règles de savoir vivre et qui nous semblaient bien naturelles. Notre seule envie, c’était de partager cette formidable invention avec le plus grand nombre des fonctionnaires de mon espèce, d’en faire l’apologie, d’attirer de plus en plus de passionnés qui partageraient avec nous leurs compétences, leur savoir et leur intelligence (nous soulignons).
Nous étions loin de penser qu’un jour nous aurions besoin d’une pléthore de juristes pour organiser le réseau. Qu’un jour, il faudrait des comités interministériels pour traiter de la question. Qu’un jour, il faudrait mettre noir sur blanc les quelques règles de savoir-vivre qui ne se nommaient pas encore la «nétiquette» et qui nous semblaient bien naturelles. Notre seule envie, c’était de partager cette formidable invention avec le plus grand nombre, d’en faire l’apologie, d’attirer de plus en plus de passionnés qui partageraient avec nous leurs compétences, leur savoir et leur intelligence (nous soulignons) [16].

 

Drahos supprime du texte de Chemla les références au Web pour y insérer le monde du travail, constitué de casernes et de fonctionnaires, un monde proche de celui décrit dans la nouvelle de Gogol. Par ce jeu d’appropriation, qui frôlerait le plagiat si Drahos n’avait pas choisi le texte d’un des chantres de la culture libre, le plasticien fait entrer l’univers de Popritchine dans la cyberculture. De ce rapprochement émergent des problématiques communes : celle de la liberté d’expression, mais aussi de la multiplication des règles et des lois, qui étouffent la créativité. Popritchine, qui rêve de gravir les échelons de la société et de devenir digne de la fille de son directeur, se voit soumis à une hiérarchie sociale qui le frustre et ne semble lui proposer d’autres alternatives que la résignation ou la folie. Quant au Web, il a été à l’origine construit comme un espace de liberté, mais s’est aussi vu transformé en galerie marchande, en proie aux réglementations étatiques. Chemla, le premier hacker inculpé, et Popritchine, qui préfère se prendre pour le roi d’Espagne plutôt que d’accepter sa condition de tailleur de plumes, sont des figures de rebelles contre un système écrasant. Le texte de Gogol décrit le désarroi d’un homme incompris qui n’aspire à rien de plus qu’à la reconnaissance d’autrui, de son directeur et de ses collègues comme de sa bien-aimée. La nouvelle de Gogol est caractérisée par la subjectivité propre à tout récit à la première personne du singulier. Une subjectivité que l’on retrouve aussi dans le texte de Chemla.

 

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[13] Le livre a paru chez Denoël en 2002 mais on peut le trouver, en accès gratuit sur le site Scribd. selon la volonté de l’auteur (consulté le 16 mars 2016).
[14] L. Chemla, Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée, Paris, Denoël, 2002, p. 12.
[15] N. Gogol, « Le Nez », dans Le Journal d’un fou- Le Nez- Le Manteau, op. cit., p. 171.
[16] L. Chemla, Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée, op. cit. p. 13.