Collages et montages pour un
Eloge de la folie contemporain

- Agnès Guiderdoni
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Fig. 1. H. Holbein, Un fou prie
saint Christophe
, v. 1523

Fig. 2. H. Holbein (d’après), Un fou prie saint
Christophe
, 1676

Fig. 3. Ch. Eisen, La Folie de
la table
, 1751

Fig. 4. Ch. Eisen, La Folie du
jeu
, 1751 

Contrairement au texte de l’Eloge de la folie qui est l’un des plus étudiés d’Erasme, et certainement le plus diffusé y compris auprès d’un large public, les illustrations de l’Eloge ont étrangement fait l’objet de peu de recherches. On recense une thèse américaine datant de 1981 sur les dessins d’Holbein et quelques articles [1], mais, à ma connaissance, aucune recherche diachronique de synthèse n’a encore été entreprise, ce qui mériterait d’être fait tant la matière est riche en quantité et en qualité. Il va sans dire que ceci dépasse de très loin la modeste ambition de cet article, dans lequel on se contentera, après un très bref panorama de l’histoire de l’illustration de l’Eloge, de se concentrer sur trois programmes illustratifs originaux, datant du XXe siècle pour les deux premiers et de 2007 pour le troisième. Chacun de ces programmes illustratifs originaux témoigne à sa manière d’une lecture actualisée et singulière de l’Eloge, révélant un certain rapport entretenu avec le XVIe siècle et avec la figure d’Erasme, tout en dressant en retour un portrait de l’époque de réception. Chacun de ces programmes surtout se place explicitement dans un dialogue chaque fois différent avec les dessins d’Holbein, et c’est ce travail de mise en tension des images et du texte, par démontage et recomposition des dessins originaux que je voudrais étudier.

Pour rappel, la première illustration de l’Eloge, bien connue, date de 1515 et est due à Hans Holbein le Jeune, alors à peine âgé de 18 ans. Myconius, grammairien et pédagogue, enseigne alors à Bâle où il glose notamment le texte de l’Eloge avec les commentaires de Listrius, dans l’édition de Froben de 1515 [2]. Il apporte ses annotations en marge, à la main. Holbein vient juste d’arriver à Bâle et entre en contact avec Myconius. Sans que l’on sache vraiment dans quelles circonstances, il entreprend d’illustrer l’exemplaire de l’Eloge que possède et annote Myconius en y ajoutant ainsi 84 dessins. Holbein a donc travaillé avec les annotations de Myconius et de Listrius, dessinant sur place à l’encre brune, ou dans son atelier à l’encre noire (fig. 1). Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour que ces dessins soient gravés sur bois par Gaspar Merian et ainsi diffusés dans une édition bâloise qui paraît en 1676 [3]. Ces gravures sont dans l’ensemble fidèles aux dessins, moyennant quelques adaptations de format. On trouve ainsi des gravures dépliantes, certaines placées dans une orientation différente de celle du texte (fig. 2), où il faut donc retourner le livre et choisir entre la lecture des images ou celle du texte ; certains dessins on été dédoublés en deux gravures qui se font face ou encore simplifiés, comme par exemple l’âme de Dun Scot qui a perdu ses épines de porc-épic plaçant l’accent sur la dimension scatologique de l’image puisqu’il est toujours montré en train de déféquer.

Une enquête rapide sur les différentes éditions illustrées à la suite de celle-ci semble indiquer d’une part que la première édition qui s’écarte des dessins d’Holbein ne paraît qu’en 1751, illustrée par Charles Eisen, et d’autre part que les illustrations qui diffèrent le plus des dessins d’Holbein sont produites majoritairement aux XXe et XXIe siècles.

Il faut donc attendre 1751 pour voir apparaître un autre programme illustratif original, dessiné par Charles Eisen (Valenciennes, 1720 - Bruxelles, 1778), peintre et graveur, proche de Voltaire et maître de dessin de Madame de Pompadour [4]. Cette édition, que je présenterai rapidement, fournit le contre-exemple parfait à celles dont je propose d’approfondir l’étude ensuite, dans la mesure où, précisément, le dialogue avec Holbein est autant que possible tout à fait rejeté. On n’y observe en effet aucun jeu de montage et de recomposition, si ce n’est par négation tout simplement du programme de départ. Cette édition publiée à Paris, est principalement illustrée de deux frontispices et de treize estampes, ce qui constitue une réduction drastique en comparaison des 84 dessins d’Holbein. Cette réduction est justifiée par l’éditeur qui, sous couvert d’un grand respect du travail d’Holbein, le discrédite complètement en le rabaissant tout simplement au niveau d’une vieillerie obscure et incommode. Cette comparaison est autorisée par la préface de l’éditeur qui se place résolument dans cette perspective pour justifier les changements qu’il a fait subir à la fois au texte et aux images dans l’édition qu’il propose. Ainsi, après avoir manifesté un respect de bon aloi d’une part à l’égard de la traduction française de Gueudeville et d’autre part vis-à-vis des dessins d’Holbein, il exprime un désir de rupture très marqué. D’abord la traduction de Gueudeville a subi quelques amendements qui la rendent plus moderne et plus « urbaine » pour un public français. Ensuite, et surtout, les illustrations d’Holbein ont été remplacées par celles d’Eisen :

 

Ces figures, dont Charles Patin parle avec un peu d’enthousiasme, sont d’ailleurs bien dignes d’Holben [sic], de ce grand Peintre qu’on a placé presque à côté de Raphael. Par cette raison les Curieux rechercheront toujours l’Edition de Basle, où elles sont gravées d’après les originaux. Mais quelque estime que nous ayons pour cet excellent Figuriste, si dans ses grotesques ou ses charges, il y a des finesses de dessein, et quelquefois d’expression, en trouve-t-on beaucoup dans l’allusion et le rapport qu’elles doivent avoir avec les objets qu’elles nous indiquent ? (…) On n’a donc pas cru devoir s’assujettir au vieux goût d’Holben, et on a préféré de nouveaux desseins à de médiocres copies.
C’est de compte fait 80 figures qu’on a supprimées dans cette Edition. Mais a-t-on lieu de regretter une multitude de petits quadres qui coupent bisarrement le discours, et qui pour la plûpart ne disent rien. Un Proverbe, un seul mot souvent amene une figure, et elles ressemblent presque toutes aux Hierogliphes de nos écrans. Enfin pour un petit nombre de caracteres qui, rendus aussi bien qu’ils l’ont été mal dans toutes les Editions précédentes, pourroient être de quelque prix pour les connoisseurs, le reste est d’une insipidité dégoûtante.
Les figures qu’on a substituées à celles-là sont du moins plus agréables et mieux raisonnées. On s’est borné à une douzaine d’Estampes qui expriment les caracteres généraux de la Folie, et on se flatte que le choix, joint à la propreté de l’exécution, dédommagera bien d’un superflu qui n’est qu’incommode [5]

 

Le jugement est assez sévère et témoigne bien entendu d’un changement de goût radical du XVIe au XVIIe siècle. Le parti-pris de l’éditeur est celui de l’accommodation en publiant l’Eloge d’une folie habillée à la mode du temps, tant dans les costumes que dans les décors, et à visée généralisante. Les douze estampes présentent douze types différents de folies, tirées plus ou moins du texte érasmien : La Folie de l’Enfance et de la Vieillesse ; La Folie de la Table ; La Folie des Combats ; Les Folies amoureuses ; La Passion de la Chasse ; La Folie des Bâtimens ; Les Souffleurs ; La Folie du Jeu ; La Folie de l’Amour-propre ; La Folie de l’Avarice ; La Folie des Sciences ; La Folie des Cours. Dans la Folie de la Table, « le fond de l’estampe est un bout de jardin & le devant offre un berceau sous lequel sont trois personnes à table. Un quatrième renversé par terre exprime l’effet de l’yvresse » [6] (fig. 3). Ou encore la Folie du Jeu « est caractérisée par trois personnages assis autour d’une table de Jeu. En face est une Femme qui détache une de ses boucles d’oreilles pour la mettre sur une carte : à côté d’elle est un mauvais Joueur, qui l’air furieux se mord les doigts de rage, & le tiers a la main sur un tas d’argent » [7] (fig. 4). On ne trouve plus de gravures insérées dans le texte, comme c’était le cas (et comme c’était techniquement possible) avec les bois tirés des dessins d’Holbein. C’est précisément ce que reprochait l’éditeur, entre autres choses, aux dessins d’Holbein. Ici, chaque planche constitue une unité autonome représentant un aspect de cette folie générale des hommes ; l’assemblage des douze planches en forme ainsi un portrait relativement complet, qui peut être considéré indépendamment du texte qui semble avoir servi de prétexte. L’illustration tend ici à l’iconologie.

 

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[1] E. B. G. Michael, The drawings by Hans Holbein the younger for Erasmus’ Praise of Folly, Michigan USA, UMI dissertation services, 1981.
[2] Fac-simile de l’édition de Moriae encomium, Jean Froben, Bâle, 1515, illustrée de 84 dessins à la plume de Hans Holbein le Jeune pour son propriétaire l’humaniste suisse, Myconius, avec les annotations manuscrites et les commentaires de Listrius.
[3] Erasme, Stultitiae laus, Bâle, Genathian, 1676, illustrée par des cuivres de Gaspard Mérian, d’après les dessins de Hans Holbein.
[4] Eloge de la Folie, traduit du latin d’Erasme par M. Gueudeville. Nouvelles édition revue et corrigée sur le Texte de l’édition de Basle. Ornée de nouvelles figures. Avec des notes [de Meunier de Querlon], 1751.
[5] Ibid., Préface, p. xiii-xvi.
[6] Ibid., p. 35.
[7] Ibid., p. 92.