L’image et l’effroi chez Pascal Quignard :
« Petit carême. Petit traité. Vie éphémère »

- Christine Jérusalem
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Fig. 1. G. de la Tour, Madeleine au
miroir
, 1635-1640

Fig. 2. G. de la Tour, Madeleine à la
veilleuse
, 1642-1644

S’efforcer de signifier la fuite du temps, méditer sur l’instabilité des formes du monde, montrer que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout, telle est sans doute la vocation des Vanités. Mais celles-ci, même si elles constituent un genre spécifique, apanage du Grand Siècle, ne sauraient être enfermées dans des catégories figées. Les Vanités sont plurielles, elles participent de ce qu’Alain Tapié nomme un « concept polymorphe » [1], en proposant un kaléidoscope d’images variées. Il est pourtant tentant de chercher ce qui les rassemble ou les oppose et les historiens d’art ont proposé une classification binaire, à bien des égards pertinente. Il y a les Vanités du Sud, avec les deux grandes figures emblématiques que sont Marie Madeleine et saint Jérôme, et celles du Nord, énumérant les richesses d’une collection d’objets (crâne en ivoire jauni, fleur flétrie, flamme grelottante, livres écornés, encriers renversés…). D’un côté, l’exacerbation de la foi religieuse, dans le cadre de la Contre-réforme, de l’autre, l’appel plus laïque à la jouissance terrestre ; d’un côté, le pouvoir des affects, de l’autre un agencement de signes conceptuels ; d’un côté, l’au-delà et le sublime, de l’autre, l’ici et maintenant matérialiste… Mais aussi – et c’est là que ces catégories se brouillent – une semblable alliance entre passion funèbre et humeur mélancolique.

C’est sans doute ce concept ambigu, équivoque, polysémique, qui séduit Pascal Quignard, dont l’œuvre est profondément liée à la fois au XVIIe siècle et à la peinture. Examiner la représentation des Vanités dans les romans de Quignard (Tous les matins du monde, Terrasse à Rome) ou dans ses récits lettrés (La Nuit sexuelle, Georges de la Tour, La Barque silencieuse), c’est donc mettre au jour l’ambivalence de ce genre pictural et la pluralité des sens à lui accorder. En un mot, en montrer sa dimension allégorique, forme privilégiée de l’image sidérante, qui laisse entrevoir le clair-obscur d’un monde perdu et pourtant présent dans l’éclat assourdi d’images engourdies, de crânes posés tels des reliques plus ou moins secrètes sur les écritoires des cabinets lettrés.

 

Images muettes de la mort : Marie Madeleine

 

Pascal Quignard a consacré un texte à Georges de la Tour, publié d’abord en 1991 aux éditions Le Flohic, puis, dans une forme que l’écrivain juge définitive, aux éditions Galilée [2]. La particularité de cette version est de se présenter sans images, comme s’il s’agissait par ce choix éditorial de montrer combien les peintures sont muettes et énigmatiques. Si Georges de la Tour a été choisi par Quignard comme objet d’étude, c’est en effet parce que le peintre comme ses tableaux sont profondément énigmatiques. L’écrivain rappelle l’étrange vie de G. de La Tour, homme de courroux et de passion, cruel et arrogant, expiant sa vie de péchés par une peinture dépouillée mettant en scène les corps les plus humbles. Car s’il fut un seigneur sans pitié (« La supplique de 1646 montre un homme aussi violent que fier. Sans charité » [3]), il peignit des tableaux qui, par leur réalité épurée et économe, par leurs volumes simplifiés, traduisent une mystique de la pauvreté et du recueillement.

Que voit-on dans ces images ? Des scènes suscitant la terreur de notre fin prochaine : « Le fond des toiles de Georges de la Tour n’est pas noir, ou brun, ou gris perle, c’est : "Nous mourrons" » [4]. Tous les livres de Quignard disent l’effroi de quitter le monde, la terreur de disparaître, la déchirante cruauté de renoncer aux biens terrestres. Le dernier chapitre de Georges de la Tour rappelle le mot poignant de Jacques Esprit de Port-Royal : « je ne me consolerois jamais de mourir » [5]. Quant au livre La Nuit sexuelle, il insiste sur les liens consubstantiels entre image et mort : « Le grec eidôlon se dit en latin imago. Mais le mot latin imago traduit exactement le mot grec psychè dans son premier sens : la tête du mort » [6]. Dans le cadre de ce que Quignard nomme « un baroque janséniste » [7], les peintures de Georges de la Tour expriment un catholicisme à la fois austère et passionné, d’un pessimisme radical. Elles ne proposent ni consolation chrétienne ni vade-mecum philosophique. Elles sont en revanche l’occasion d’une méditation philosophique. Contempler la peinture, c’est prier devant l’image douloureuse :

 

C’est dans ce sens que ces peintures coites sont elles aussi des leçons de ténèbres ; ce que cherchait aussi François Couperin est cette « communication directe », qui est la religion du XVIIe siècle ; Pierre Nicole disait que les images pieuses, sous forme de fantasmes, devaient être des oraisons mentales qui lient indissolublement à Dieu [8].

 

Stupeur devant la mort. Poids douloureux du péché originel. Errance dans l’effroi d’une nuit profonde. Ainsi en va-t-il de Marie Madeleine dont la pénitence ne garantit aucune rédemption. A propos de la Madeleine au miroir, Quignard, à la suite de Paul Jamot, note l’audace de l’immense masse noire qui occupe tout le bas du tableau. « Le crâne masque la lumière », dit-il [10]. C’est en vérité une Madeleine endeuillée qui nous est présentée, une Madeleine qui semble plongée dans la nuit du désespoir (fig. 1).

Même intensité ténébreuse dans « Madeleine à la veilleuse » immobilisée dans un « calme rougeoyant » (fig. 2).

 

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[1] Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, sous la direction d’Alain Tapié, Paris, Albin-Michel, 1990, p. 75.
[2] P. Quignard, Georges de la Tour, Paris, Le Flohic, 1991 (édition définitive : Paris, Galilée, 2005).
[3] Ibid., p. 55.
[4] Ibid., p. 61.
[5] Ibid., p. 69.
[6] P. Quignard, La Nuit sexuelle, Paris, J’ai lu en images, 2009 [Flammarion, 2007], p. 69.
[7] P. Quignard, Georges de la Tour, op. cit., p. 14.
[8] Ibid., p. 15.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Ibid., p. 61.