Achik Kerib, de Paradjanov, ou la fonction
poétique du langage cinématographique

- Marion Poirson-Dechonne
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La fragmentation de la séquence met l’accent sur la discontinuité narrative et spatiale. L’impression de continuité se révèle fallacieuse. On s’aperçoit que les raccords laissent place à une série de ruptures ; ainsi, le premier plan de la série, la chute de grains de riz et l’effeuillage de pétales de roses au dessus d’un bol émaillé de bleu, ne se raccorde pas avec le second : le protagoniste, en plan rapproché, versant ces mêmes grains. Il n’y a pas de mouvement de caméra pour élargir le champ, et le bol tenu par le jeune homme apparaît d’une couleur différente. L’illusion de continuité spatiale et narrative, dans cette série, s’avère démentie. La répétition du plan 2, par exemple, constitue un leurre, car les personnages, entre-temps, ont changé de place. Le cadrage et la portion d’espace embrassée ne sauraient être identiques, et pourtant, c’est ce qui se produit. La reprise du plan doit plutôt s’interpréter comme une rime visuelle que comme une recréation d’action.

L’absence de réalisme est amplifiée par la dispute entre les deux hommes, dont la signification nous échappe, faute de dialogues, et le passage d’une composition de fruits à un plan identique, mais les fruits réels sont remplacés par d’autres, sculptés dans la pierre. Les fruits frais semblent s’être pétrifiés, alors que c’est l’inverse qui s’est produit : les fruits de pierre ont modélisé la composition de la première image. De même, une attitude des amoureux, détail prélevé au long plan fixe sous le parasol, copie une des miniatures du générique. L’espace filmique ignore le réalisme pour reproduire un espace pictural. La séquence est divisée en deux par un carton, « il m’aime, il n’aime pas », qui annonce les mots échangés par les amoureux. Ce plan aurait dû, selon la logique temporelle, précéder les images du mariage. L’accent est mis sur le caractère performatif de l’événement et souligné par la durée du plan. L’image met en évidence un jeu de symétrie, légèrement brisée par la ligne oblique de la pique du parasol, et le déplacement vers la gauche du couple de colombes. Le minimalisme du dialogue permet l’épanouissement du langage visuel.

L’attention se porte sur la beauté minutieuse des plans : travail décoratif jusqu’au moindre détail (décors, costumes, maquillages et coiffures), qualité des cadrages et des compositions, architectures de pierre, imitation de miniatures. A de nombreux moments, l’attention du spectateur s’oriente vers les points de convergence et le centre de l’image, les mains du couple qui se rejoignent, le bouquet de fleurs posé au sol, l’équilibre des couleurs créé par le jeu de contrepoints, l’association de couleurs chaudes et de couleurs froides, la transparence du voile et le floutage de l’image des grains de riz au premier plan. Le cinéaste met en valeur une grenade, au centre du plan, que Mogoul tend à Achik. Le jeune homme la mange, puis fait le geste d’embrasser sa fiancée. Le geste est arrêté par la coupure du plan (censure imposée par le système politique ou choix de Paradjanov ?). A l’image attendue du baiser se substitue la miniature d’un grenadier chargé de fruits, qui assume sans doute une fonction métaphorique, peut-être celle de l’acte sexuel. En même temps, le motif de la grenade tisse un réseau de significations qui le relie à d’autres films du réalisateur, comme Sayat Nova, et se poursuit dans l’ensemble du texte d’Achik Kerib. Ce réseau d’images accompagne le déroulement d’un film marqué par l’ellipse et la rupture, et crée une continuité d’ordre poétique. La reprise de certains plans, qu’on ne peut raccorder narrativement, précise ce parti pris, d’un récit qui s’éloigne de la norme narrative pour proposer un autre type de tissage.

La dimension elliptique de l’œuvre émane en partie du travail du montage, qui exhibe sa discontinuité au lieu de la masquer. L’utilisation qu’en fait Paradjanov, et le choix d’une certaine façon de filmer rappellent encore une fois celle du cinéma des premiers temps, que théorisait Tom Gunning [23] dans un article mentionné précédemment. Ce chercheur met en évidence la spécificité de ce qu’il nomme langage discontinu, dont les traits émergent dès les origines du cinéma, n’apparaissent pas tous en même temps et disparaissent quasi définitivement vers 1910, moment où le cinéma fait le choix de raconter des histoires. Parmi ces traits, on relève la frontalité, les regards face, le redoublement d’une action, l’asyndète. Ces éléments se retrouvent dans le film de Paradjanov, empreint de théâtralité. La déliaison y joue un rôle important, alors que le texte de Lermontov mettait l’accent sur la coordination. Tom Gunning a souligné que l’asyndète, en littérature, constituait la marque même de l’épopée, la poésie épique. Il semble intéressant que Paradjanov ait choisi un procédé qui relie le film à l’origine poétique du récit, plus qu’à sa transcription écrite par Lermontov, qui a influencé, semble-t-il, certaines versions orales, comme pour ménager une adéquation sujet/forme. En même temps, il s’agit d’une caractéristique de Paradjanov, qui, quand il ne pouvait filmer, s’adonnait à la pratique du collage. L’ellipse narrative intervient constamment dans Achik Kerib, qui préfère les enchaînements thématiques et l’accumulation de motifs aux liens de causalité, en particulier dans l’ensemble de séquences oniriques, absentes du texte de l’écrivain russe. Le cinéaste invente, libère son imaginaire, supprime des répétitions propres au conte. La séquence des sourds-muets, au cours de laquelle il s’initie au langage des gestes, rappelle celles dans lesquelles silence et musique font oublier l’absence de parole, et le visuel tient lieu de dialogue.

 

Un univers de correspondances

 

L’asyndète ne suffit pourtant pas à exprimer la fonction poétique. Le film de Paradjanov met en place un système de correspondances d’ordre poétique, qui ressortissent à l’ordre du visible : le cinéaste crée des rimes visuelles, des réitérations de motifs, ménage des effets de symétrie, de répétition. Qu’il s’agisse de la construction de la séquence ou de celle du plan, Achik Kerib se fonde sur un équilibre dicté par les rythmes plastiques.

Comme la poésie, le film multiplie les figures de correspondance, les tropes, symbole, métaphore. Le motif de la grenade, symbole de fécondité, intervient constamment, tout comme dans cet autre film éponyme, Sayat Nova. La métaphore, qui participe de l’ellipse, car elle supprime le terme de comparaison, retrouve dans le film sa fonction d’unification, et crée des liens, en associant des choses différentes. Elle signifie étymologiquement transport (ce qui sous-entend un dynamisme, une tension). Fontanier, dans Les Figures du discours [24], la classe parmi les tropes de ressemblance. Michel Meyer, dans Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation [25], met l’accent sur sa fonction substitutive, et rappelle que, par le détournement sémantique qu’elle exerce, « elle exprime ainsi l’énigmatique ». Il insiste sur le fait qu’elle « est une façon de dire le problématique au sein du champ propositionnel ». Processus de substitution pour Jakobson, elle fait intervenir la fonction poétique du langage.

Ainsi, la métaphore concentre les significations. Pour Jacques Lacan, son travail pourrait s’apparenter à celui du rêve, condensation et déplacement. Mais elle semble aussi liée à la question des synesthésies. Le cinéma de Paradjanov joue sur la sensorialité. Il touche la vue et l’ouïe, mais présente aussi cette dimension haptique qu’analysait Gilles Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation [26], et que Jacques Aumont [27] a développée au cinéma. Achik Kerib joue sur les gros plans, les textures, les matières. La proximité amplifie l’impression tactile ; celle du fond et de la figure, des objets et des visages. Ainsi, dans l’épisode du mariage des sourds-muets, l’eau de la cascade, filmée en plan rapproché et panoramique vertical, ruisselle sur des pierres avant de se déverser dans une aiguière de métal. Le filmage met en évidence les nuances de la pierre et du métal, subtil camaïeu de gris, les aspérités, les ciselures, l’impression d’humidité et de fraîcheur, de lisse et de rugueux [28].

 

En guise de conclusion

 

Le film de Paradjanov plonge le spectateur dans un monde irréel, suscité par cet univers de la sensation, cette esthétique du collage et cette synthèse des arts. La théâtralité marquée, le passage de miniatures à personnages réels, humains ou animaux, le rôle de la musique, la constante mise en abyme y contribuent également. Il existe bien chez le cinéaste une pensée poétique, qui s’incarne dans une forme plastique. La dimension poétique émerge de la force du langage visuel et du caractère esthétique conféré par la beauté formelle du plan. Elle surgit aussi de l’étrangeté de l’image paradjanovienne, qui surprend par des associations inattendues, à la manière des écarts à la syntaxe de certains poètes. Comme l’écrivait Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace [29]

 

L’image poétique est une émergence du langage, elle est toujours un peu au-dessus du langage signifiant… La poésie met le langage en état d’émergence. La vie s’y désigne par sa vivacité. Ces élans linguistiques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique sont des miniatures de l’élan vital.

 

La notion de liberté intervient, ajoute Bachelard, au cœur même du langage. La poésie apparaît alors comme un phénomène de la liberté. La pensée poétique de Paradjanov, prisonnier du Goulag, rêvant les plans de ses films avant de les filmer, ne constituerait-t-elle pas l’expression même de cette liberté ? L’image poétique, et pas seulement la métaphore, pour Bachelard, relève d’une phénoménologie. Les images de Paradjanov lui ont permis de sublimer l’enfermement. Le dernier plan du film, cet hommage à Tarkovski, son défenseur, signifié par cette colombe venant se poser sur la caméra, ne l’exprime-t-il pas de manière significative ?

 

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[23] T. Gunning, « Le style non-continu du cinéma des premiers temps (1900-1906) », art. cit.
[24] P. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, réédition 1993.
[25] M. Meyer, Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, 2008.
[26] G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.
[27] J. Aumont, Matière d’images : redux, Paris, Images Modernes, 2005.
[28] On se rapportera pour plus de précisions à l’article que j’ai publié dans la revue Ekphrasis volume 7, « Synesthesia in cinema and in visual arts », 1/ 2012, intitulé « Synesthésies au cinéma ou l’expression d’une poétique ».
[29] G. Bachelard, La Poétique de l’espace, [1957], Paris, Puf, 2004.