De certains usages du cinéma en poésie
- Luigi Magno
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Fig. 5. P. Alferi, « Coincés », dans Cinépoèmes et films parlants, 2003 loupe

 

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Fig. 6. P. Alferi, « La protection des animaux », dans Cinépoèmes et films parlants, 2003 loupe

 

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Fig. 7. J. Game, « un mince filet qui accompagne parfaitement tous les rôtis vos repas les », dans Ceci n’est pas une légende ipe pe ce, 2007 loupe

 

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Fig. 8. J. Game, « travail du non-travail le trava je travaille ? non pas je », dans Ceci n’est pas une légende ipe pe ce, 2007 loupe

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Fig. 9. La Rédaction, Sieben Lumpen, 2003 loupe

 

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Fig. 10. La Rédaction, Sieben Lumpen, 2003 loupe

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Fig. 11. La Rédaction, Sieben Lumpen, 2003 loupe

 

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Fig. 12. La Rédaction, Sieben Lumpen, 2003 loupe

Cinépoèmes, vidéo-poèmes, films parlants (Pierre Alferi, Jérôme Game) [31]

 

La critique s’est déjà intéressée à des formes iconiques de poésie telles que les cinépoèmes & films parlants de Pierre Alferi ou la vidéo-poésie de Jérôme Game [32]. Quoique similaires dans leur effort commun de porter la poésie à l’écran, la production de ces deux écrivains garde, à bien des égards, chacune sa propre spécificité. Il y a par exemple un partage de type générique et médiumnique à la fois : d’une part la production de Pierre Alferi qui dialoguerait avec une référence proprement filmique (par l’utilisation de sons, d’échantillons de films ou encore de musique/bande son), d’autre part celle de Game qui semblerait plutôt pencher vers un travail sur la vidéo. Par ailleurs, la cinépoésie, telle que la conçoit Alferi dans les cinépoèmes et les films parlants ainsi que dans les « aventures » de Ca commence à Séoul, a encore à voir, par moments, avec un récit, une histoire, la diégèse, une utilisation du sonore proche du filmique (musique, paroles, dialogues) [33]. Au contraire, les vidéos de Game brisent, cassent, éparpillent les effets narratifs par le maintien d’un choc permanent entre le texte – dit en voix off à travers une langue coupée, écorchée, rongée, bégayante – et les images, souvent floues, superposées, qui gomment et questionnent la référence mimétique tout en exhibant les opérations techniques qui les fabriquent (mise au point, cadrage, montage). En schématisant on peut affirmer que Pierre Alferi, malgré son travail sur la langue, reste encore sensible à des effets de récit, à une mise en scène qui fait très souvent recours aux images et à la musique, ou ancre son travail dans une tradition littéraire et filmique avérée (Jules Verne dans « En micronésie » ; les films américains des années 1920-1930 dans les films parlants) et utilise donc le cinéma aussi comme un hypertexte quelconque. Au contraire, Game semble transposer davantage dans l’écriture les gestes techniques propres à la fabrication des images afin de mieux défaire la langue et son fonctionnement normatif. D’une part on voit l’image qui circule et reste en quelque sorte intacte (quoique échantillonnée, coupée, répétée, ralentie), de l’autre on assiste à une redétermination symbolique de l’image qui sert premièrement à exemplifier les gestes techniques qui la fabriquent.

Or, il semble que ces différences sont descriptibles à partir d’un autre point de vue, qui est ici le nôtre, et qui n’est pas tellement fondé sur la nature différente des médias utilisés, mais concerne plutôt les conséquences que cet usage médiumnique spécifique a sur l’objet poétique (cinépoétique, vidéopoétique). Ces poèmes agrémentés, aux allures hybrides et aux formes complexes, semblent tous pareillement relever d’un travail qui se joue des limites entre « technique et écriture » [34]. Sans vouloir ici créer un partage entre la production d’Alferi et celle de Game (ce qui demanderait une analyse plus détaillée que les observations générales auxquelles nous nous livrons ici), il faut remarquer que ces objets poétiques provoquent, à différents degrés, au moins deux perturbations esthétiques. D’une part, certains de ces objets déclenchent une reconceptualisation catégorique car ils demandent aux spectateurs/lecteurs de repenser des notions instituées telles que le lyrisme, la poésie ou encore la littérature, sans véritablement proposer une sortie de cette panoplie catégorielle. D’autre part, et en même temps, ces produits suscitent une interrogation syntaxique [35] ou grammaticale (au sens le plus large de ces termes) car l’importation technique met tout en œuvre pour rendre caduques ces mêmes notions, donc pour leur substituer un mode de fonctionnement inédit de l’objet littéraire/poétique qui doit ainsi être repensé à partir d’un outillage critique et théorique nouveau. Reconceptualisation et réinvention apparaissent alors comme les deux faces d’une même pièce, produite d’après un « compte tenu » du cinéma et susceptible de déclencher une déstabilisation de certains cadres établis.

 

Cinéma d’ambiance. Sieben Lumpen de La Rédaction

 

Les diaporamas de La Rédaction (alias Christophe Hanna et son réseau liquide de collaborateurs) qui, sans avoir aucune prétention filmique ou cinématographique, fonctionnent comme des produits très proches d’un film ou d’une vidéo, constituent l’un des cas les plus intéressants pour notre problématique [36]. Ces produits sont des films d’ambiance, fabriqués aussi bien ex novo (comme Sieben Lumpen) que ex post (comme Nos visages-flash ultimes, qui a fait suite au livre éponyme), focalisant tous également leur attention sur nos manières de fabriquer et d’appréhender nos mondes.

Sieben Lumpen est un diaporama en cinq parties, chacune se construisant par adjonction d’images, de phrases, de légendes sur images, donc par une succession de cadres divers ou répétés à l’identique, pivotant autour d’un sujet (physique ou non) [37]. L’emboîtement des phrases est instauré dès la présentation du sous-titre (« projet d’ambiance pour l’urbanité ») et des sous-sous-titres (« traçurage de quelques analogies » ; « maintenance suivie du “transport total” des repérages » ; « divers processus de subsomption »).

La quatrième section du diaporama est un « traçurage » (“traçage” et “coupure” ensemble) dit « new pink traçurage » en forme de « super poster » [38]. La Rédaction retravaille ici la célèbre photo de Florence Rey qui a fait la une de tous les journaux français au moment des faits. Plus précisément, l’image est soumise à une dissection qui permet d’en isoler certains traits et de les effacer ensuite, les gommant par une forme stéréotypée. Ainsi la plaie sur la joue de Florence Rey disparaît-elle, l’aplatissement de ses lèvres (qui fait leur mutisme) est effacé par un façonnement siliconé et l’adjonction de rouge à lèvres, un trucage masque et détourne son regard vide. Ces retouches sur la « ligne anthropomorphique » du visage, agrémentées par la présence d’une dédicace, permettent un encodage ou recodage de la photo dans la maquette du poster. Cette opération de redescription rend d’une part l’image plus familière, plus acceptable, et, d’autre part, déjoue le sentiment, l’approche émotionnelle fabriquée, la mise en scène accusatrice ou pathétique que la photographie a suscités ou auxquels elle s’est trouvée reliée lors de sa circulation dans la presse. La Rédaction projette ainsi un problème public et sa couverture informationnelle dans une dimension privée (celle du poster) par une série de déplacements, voire une opération d’implémentation et de recontextualisation, qui déjoue dans l’ensemble certains traits de l’image, les pervertit tout en en activant d’autres.

La première section du diaporama, consacrée au judoka Kosei Inoue, est bâtie sur un « traçurage des analogies » et semble offrir une véritable poétique du diaporama. La Rédaction soulève ici la question du fonctionnement analogique, appréhendée par le biais d’une « torsion logique » ou d’une « sensation de trou logique » découlant, par métaphore, de la tactique de jeu d’Inoue (tactique originale s’il en est, qui prend l’adversaire à contrepied car elle n’a pas recours aux techniques standards du judo telles qu’elles sont représentées, par exemple, dans les pictogrammes affichés dans les salles de judo et qui exemplifient des figures de projection). Ce qui se trouve mis en avant ici est la question de la référence, traitée à partir d’une expérience logique des signes : si certains signes renvoient à des objets, des idées ou des concepts et fonctionnent selon une convention qu’il faut connaître pour les déchiffrer, d’autres signes renvoient au contraire à des actions (comme les figures de projection du judo) qu’il faut avoir expérimentées, voire expériencées, et auxquelles il faut savoir rattacher une sensation physique pour les comprendre. C’est donc une logique pratique qui préside au bon fonctionnement de ces signes. Tout comme la stratégie gagnante de Kosei Inoue consiste à dévoyer cette logique ou à la perturber en surprenant l’adversaire par des gestes inclassables, non prévus par le cadre institutionnalisé (le pouvoir) du jeu du judo, de la même façon la logique du diaporama se veut parasitaire, fonctionnant comme un virus, agissante dans un milieu anodin et donc potentiellement institutionnalisé ou contrôlé.

La Rédaction conçoit ici un film poétique d’ambiance qui veut fonctionner en passant inaperçu à la conscience (sur le modèle de la musique d’ambiance) mais non sans avoir un effet pratique maximal. D’une part, l’efficacité du dispositif se joue sur la redescription des faits et les tensions que cette opération engendre : dans le cas de Florence Rey, par exemple, la redescription se fonde sur une confusion, sciemment recherchée, entre le public et le privé qui désamorce la spectacularisation des faits et provoque le dévoilement de ces structures cachées donnant des effets spin à la couverture informationnelle. D’autre part, l’efficacité de l’objet poétique se fonde idéalement sur sa circulation contextuelle et sur sa capacité à atteindre un public à des endroits qui ont physiquement peu de traits en commun avec les images ou les sujets du diaporama (le métro, les gares, une place publique, un salon de coiffure…). Cette circulation ambiantique perturbe lourdement aussi bien les codes représentationnels à effet de réel que les réflexes perceptifs intégrés et propres à notre socle expérientiel quotidien.

Au-delà des différences et des convergences évidentes qui existent parmi les exemples que nous venons brièvement de présenter, les objets poétiques que nous avons retenus pointent tous pareillement le fait que la notion de medium – l’un des concepts clé de l’art moderne – est parfois insuffisante, voire caduque, dans l’appréhension de certains objets qui circulent depuis au moins quelques décennies dans le champ de la littérature, voire de la poésie. Classer un objet sur la base du medium ou des media qu’il emploie peut s’avérer, dans certains cas, une opération taxinomique assez vide ou qui n’a pas de portée critique immédiate. A partir de ce constat, nous avons déplacé l’interrogation autour des rapports entre la poésie et le cinéma sur un autre terrain.

Depuis que la littérature dialogue avec la technique, certains objets artistiques soulèvent avec force la pertinence de la notion d’usage. Cet usage instaure à l’origine du processus de création une logique du geste (démontage, échantillonnage…), engendre des formes nouvelles, procède ensuite par infiltrations de cadres établis (le cinéma, la littérature, la poésie) et déplace enfin les enjeux dans un domaine pratique (plus qu’esthétique, sans que ceci n’exclue cela) en envisageant de nouvelles modalités d’action possible pour l’œuvre poétique.

Nous proposons de regarder ces OVNI comme des écritures expansées, en référence aux procès chimiques d’expansion qui rendent la structure moléculaire d’un matériau ouverte et poreuse. Que ce soit dans le travail de Fiat sur l’univers mythologique, la tentative de Gleize / Pellet d’éprouver le monde, le travail réflexif de Quintane sur l’esthétique, d’Alferi et de Game sur les techniques, de La Rédaction sur l’information, on retrouve partout une idée du cinéma comme outil pourvoyeur d’un protocole d’action, qui va au-delà d’une circulation des images ou d’une adaptation d’histoires demandant la suspension de nos univers de croyance. Le cinéma fonctionne pour ces poésies comme un schème permettant aussi bien la production de formes soumises à un réajustement permanent que la réinvention permanente des fonctions de ces formes. Dans tous les cas il s’agit d’envisager des modalités d’action possibles, notamment par une exploration critique des langages ambiants, voire par la prise en charge de problèmes esthétiques et publics émergents, et d’alimenter le trouble cognitif.

 

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[31] Voir P. Alferi, Cinépoèmes & films parlants, Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003 ; J. Game, Ceci n’est pas une légende ipe pe ce, Incidences, 2007.
[32] Sur les rapports entre l’écriture et le cinéma chez Alferi voir Pierre Alferi Literature’s Cinematic Turn, edited by J.-J. Thomas, SubStance, vol. 39, n° 3, issue 122, 2010 ; sur les mêmes rapports dans l’écriture de Game voir L. Magno, « Scritture espanse. Letteratura e cinema in Jérôme Game », Oltre la pagina, a cura di M. D’Amico, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2013, pp. 153-171 ; L.  Zimmermann, « Les vidéo-poèmes de Jérôme Game », dans H. Azérard et alii (éds.), Chantiers du poème, Peter Lang, 2013, pp. 229-238.
[33] Voir P. Alferi, Ca commence à Séoul, Paris, P.O.L / Dernière Bande, 2007.
[34] P. Alferi, O. Cadiot, « La mécanique lyrique », Revue de littérature générale, n° 1, 1995, p. 8.
[35] Voir J. Game, « D’un art syntaxique », dans J. Game (éd.), Le Récit aujourd’hui, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2011, pp. 5-19.
[36] Sur le powerpoint et les powerpoint de La Rédaction voir Fr. Leibovici, des documents poétiques, Paris, Al Dante / Questions théoriques, 2007, spécialement pp. 79-106.
[37] Depuis 2004, ce film d’ambiance fait l’objet de projections éphémères dans différentes galeries et autres lieux publics. On peut en apercevoir quelques photogrammes dans le catalogue issu du festival la poésie / nuit (Lyon, 2005, n. p.).
[38] Sur les posters voir Fr. Leibovici, des documents poétiques, op. cit., spécialement pp. 119-141.