Du rêve à la matière, de la matière au rêve
Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet
Vers un cinéma de poésie

- Didier Coureau
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De la matiere au rêve : Jean-Daniel Pollet

 

Jean-Daniel Pollet est un cinéaste dont la veine poétique trouve sa source dans le film Méditerranée, en 1964. Comme Louis Aragon avait déclaré, dans une magnifique défense et illustration de Pierrot le fou : « Il y a une chose dont je suis sûr […] c’est que l’art d’aujourd’hui c’est Jean-Luc Godard » [37], Francis Ponge fit un éloge de Méditerranée de Pollet, en écrivant [38] :

 

Ce que je désire dire aujourd’hui, c’est que j’aime Méditerranée, que ce film, mieux qu’aucun autre, vraiment, correspond à mon goût profond, que rien ne m’y choque, au contraire, que tout y est en accord avec ma sensibilité, que je pourrais le regarder sans cesse, qu’il aurait pu durer indéfiniment sans me lasser, que je demande à le revoir bientôt et le plus souvent possible.

 

Méditerranée parcourait différents pays de cette sphère géographique, mythique, poétique, Pollet filmant paysages et visages, en alternant longs travellings et gros plans, dans une atmosphère où la mort ne cesse de rôder sous le bleu intense du ciel et de la mer. Il s’était donné, pour principe poétique, « de ne filmer qu’une chose par plan. [De] [t]rouver des images-signes, des images-mots », pour créer « des images-phrases à peu près libérées de la pesanteur des films narratifs » [39]. Vingt-cinq ans plus tard, Pollet fit un film directement inspiré par la poésie de Francis Ponge, Dieu sait quoi, qui eut pour titre provisoire : Grandeur nature. « Quel cinéaste », écrit Gérard Leblanc, « peut s’intéresser au projet et à l’écriture de Ponge ? Un cinéaste qui regarderait ce qu’il filme comme pour la première fois, sur fond de sensation intense […]. Un cinéaste qui partirait du visible pour ne pas s’en tenir à la représentation convenue qu’on a plaquée sur lui » [40]. Ce cinéaste est bien évidemment Pollet. Il ne s’agit plus de projeter hors de soi des images du monde intérieur dans le monde extérieur, quitte à trouver les paysages qui correspondent à ces visions profondes, mais il convient de se laisser imprégner par la vision du monde, de l’accueillir, cependant qu’un processus mental permettra de découvrir une association différente des choses, des êtres et des paysages. Pollet parle ainsi d’« un montage éclairant comme pour les rêves, où il n’y a pas d’autre logique que celle de l’inconscient » [41].  S’opposent ici le rêve-vision de Garrel et le rêve-perception-méditation de Pollet. Dans son texte « A la rêveuse matière », du recueil Lyres, Ponge écrit : « Probablement, tout et tous – et nous-mêmes – ne sommes-nous que des rêves immédiats de la divine Matière : les produits textuels de sa prodigieuse imagination » [42]. Un échange paradoxal se fait entre le poète rêvant la matière, et la matière rêvant le poète. Le texte de Ponge se conclut ainsi : « Sans doute suffit-il de nommer quoi que ce soit – d’une certaine manière – pour exprimer tout de l’homme et, du même coup, glorifier la matière, exemple pour l’écriture et providence pour l’esprit » [43]. Nommer, ou montrer pour ce qui concerne le cinéma car, comme Leblanc l’écrit : « De même que le poète cherche à renommer les choses (et en les renommant, à les refonder), de même le cinéaste cherche à faire correspondre ce qu’il montre à ce qu’il voit » [44]. Les retrouvailles entre Pollet et Ponge se firent au-delà de la mort du poète, le film prenant allure de Tombeau filmique, tout comme celui qui l’avait précédé, Trois jours en Grèce, où était entendue la phrase : « Ce jour-là nous avons appris la mort d’un grand poète qui nous accompagnait depuis longtemps », s’était transformé en un Tombeau filmique de Yannis Ritsos à travers, entre autres, la citation des très brefs poèmes (clefs pour comprendre toute son œuvre selon l’aveu du poète) de son recueil Sur une corde, dits en voix off (comme celui-ci : « Quand vient le crépuscule, souviens-toi des statues », affirmant un amour pour la Grèce antique que partageait Pollet, ou cet autre : « Si tu ne fermes pas les yeux de temps en temps, tu ne grandis pas », très proche d’une pensée de René Char et rejoignant la méditation de Pollet sur le regard). A travers aussi la présence du poète dans des archives télévisuelles, et la vision de la Grèce donnée par la caméra mouvante de Pollet, circulant en spirale jusqu’au centre d’un théâtre antique qu’il relie à l’exploration spatiale contemporaine à travers des photographies : voyage aux deux extrémités d’une même méditation sur le ciel.

Dieu sait quoi, film dédié à Ponge, naquit d’une très longue immobilisation de Pollet dans un hôpital, suite à un grave accident survenu alors qu’il filmait les rails situés au bout du jardin de sa maison de Cadenet, en Provence, et qu’un train l’avait heurté et violemment projeté au sol. Durant cette hospitalisation, Pollet se consacra à la relecture approfondie de Ponge, puis à la mise en place d’un scénario, sous forme de notes réfléchissant aux interrelations possibles entre style écrit et style filmique, tout en cherchant à éviter les pléonasmes. Parmi ces notes, figure celle-ci : « Citer Ponge dans le sens : filmer c’est comme écrire » [45] ; ou cette autre : « Pourquoi Pollet-Ponge ou l’inverse » [46]. Mais Pollet annota aussi les poèmes comme celui sur l’eau, ou celui sur le galet à propos duquel il remarque : « Le galet est l’un des plus beaux textes de Francis Ponge. Il faudra donc le traiter très convenablement, en employant toutes les ressources jusqu’à épuisement, d’une caméra quelquefois en équilibre instable, comme au bord du précipice » [47]. Le rapport entre Pollet et Ponge peut être éclairé par cet échange épistolaire entre le cinéaste et l’écrivain Pierre Borker, qui fit office de recherche d’un scénario pour le film suivant, Ceux d’en face. Pollet écrit : « Les objets, cela devrait ne pas toucher, puisque cela ne vit pas. On s’en sert, on les remet en place, on vit au milieu d’eux : ils sont utiles, rien de plus. Et moi ils me touchent, c’est insupportable. J’ai peur d’entrer en contact avec eux tout comme s’ils étaient des bêtes vivantes » [48]. On ne saurait mieux prendre le parti des choses. A propos de Méditerranée Godard avait déjà écrit : « Voici des plans, lisses et ronds abandonnés sur l’écran comme un galet sur le rivage… » [49].

 

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[37] L. Aragon, dans Les Lettres françaises, n° 1096, 9-15 septembre 1965, p. 1.
[38] Fr. Ponge, cité dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 188.
[39] J.-D. Pollet, « Le complexe de Robinson », Cahiers du cinéma, n° 509, janvier 1997, p. 35.
[40] G. Leblanc, dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 186.
[41] J.-D. Pollet, ibid., p. 35.
[42] Fr. Ponge, Lyres, Paris, Gallimard, « Poésie », 1980, p. 167.
[43] Ibid., pp. 167-168.
[44] G. Leblanc, « Contribution à une redéfinition du cinéma », op. cit., p. 6.
[45] J.-D. Pollet, dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 189.
[46] Ibid.
[47] Ibid., p. 201.
[48] J.-D. Pollet, dans J.-D. Pollet, P. Borker, J. Thibaudeau, « Ceux d’en face », Trafic, n° 20, automne-hiver 1996, p. 33.
[49] J.-L. Godard, « Impressions anciennes (Jean-Daniel Pollet, Méditerranée) », dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. I (1950-1984), Alain Bergala éd., Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 252.