Les poètes et le cinéma autour de 1920 :
deux attitudes opposées face au nouveau
medium (Soupault et Aragon)

- Nadja Cohen
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II. « Du décor » et « Du sujet » : esquisse d’une pensée du cinéma chez Aragon

 

Aragon aime le cinéma. Il le clame en des termes proches de ceux qu’utiliseront ses futurs amis surréalistes :

 

J’aime les films sans bêtise dans lesquels on se tue et on fait l’amour. J’aime les films où les gens sont beaux, avec une peau magnifique, vous savez, qu’on peut voir de près. J’aime les Mack Sennett comedies [...], les films de mon ami Delluc où il y a des gens qui se désirent pendant une heure jusqu’à ce que les spectateurs fassent claquer leurs sièges. J’aime les films où il y a du sang. J’aime les films où il n’y a pas de morale, où le vice n’est pas puni, [...] où il n’y a pas de philosophie ni de poésie. La poésie ne se cherche pas, elle se trouve... [10].

 

Il les rejoint ici sur plusieurs points : la préférence donnée au cinéma populaire sur le film d’art et le film expérimental qui « cherche[nt] » la poésie sans la trouver, l’adhésion passionnelle du spectateur et sa subjectivité assumée qui se traduisent par l’anaphore « j’aime », et le vœu de voir jaillir une poésie involontaire des films visionnés. S’il partage avec ses amis surréalistes l’ensemble de ces partis pris, il s’en distingue néanmoins par de plus hautes ambitions théoriques et par la richesse de son approche, à la fois anthropologique et esthétique, du phénomène cinématographique.

 

Le cinéma, territoire d’élection de l’homme « moderne »

 

Les films d’action (westerns et policiers) et les films burlesques, qui constituent l’essentiel de la filmothèque d’Aragon, ont en commun une « action nourrie, continue, qui tient du réflexe » [11] et laisse le spectateur haletant. Le principe même du défilement rapide des images auquel le cinéma soumet le public est en parfait accord avec la vie des citadins de l’époque, elle-même marquée par la vitesse des nouveaux moyens de transport et de communication. Ces bouleversements agissent en profondeur sur l’appareil perceptif, ce que soulignera à nouveau Aragon dans Le Paysan de Paris : « [Les effets de la vitesse] modifient à tel point celui qui les éprouve qu’on peut à peine dire [...] qu’il est le même qui vivait dans la lenteur » [12]. Transformé par la vitesse, l’homme l’est aussi par la multiplication des machines qui l’entourent et le remplacent progressivement, ainsi :

 

La découverte de la mécanique et de ses lois, hante [Charlot] à tel point, que par une inversion de valeurs, tout objet inanimé lui devient un être vivant, toute personne humaine un mannequin dont il faut chercher la manivelle [13].

 

Le héros de cinéma est bien cet individu, transformé par la machine et la vitesse, dont l’être tout entier est désormais dans le faire. Ainsi Aragon fait-il dire à son double, Anicet : « Pearl White n’agit pas pour obéir à sa conscience, mais par sport, par hygiène : elle agit pour agir. [...] Voilà bien le spectacle qui convient à ce siècle » [14].

Ces considérations anthropologiques s’articulent chez Aragon à sa volonté de cerner les spécificités de l’esthétique cinématographique.

 

Un art de l’image-mouvement : le tout-image et l’antipsychologisme

 

Un point essentiel pour Aragon est la nécessité absolue pour le cinéma de s’émanciper du théâtre et d’exploiter ses propres potentialités plastiques. Si le cinéma se contente d’être du théâtre filmé, il n’en sera jamais que la pâle copie car il ne saurait restituer l’émotion suscitée par la présence physique de l’acteur et, étant muet, il ne peut évidemment rivaliser avec le théâtre qui accorde une place centrale à la parole. Le jeu des acteurs de cinéma s’en ressent aussi : ils doivent impérativement se démarquer de celui des comédiens de théâtre, sans quoi ils se condamnent eux-mêmes à gesticuler et à articuler dans le vide des paroles inaudibles, parfois transcrites avec l’expédient des cartons qui réintroduisent du texte, faute d’avoir pu tout exprimer par l’image. Ce constat a également une incidence sur le genre de sujets à adopter par les cinéastes. Les parties dialoguées étant le point faible du cinéma muet, il convient de privilégier l’action pure qui peut s’exprimer par des procédés exclusivement plastiques et détermine aussi un nouveau type de personnage, comme l’explique Aragon :

 

Les qualités requises du sujet écartent de l’écran tous les prototypes faibles, hésitants, qui discutent sans cesse pour ne jamais agir et qui, par suite, ne pourraient passer à aucun degré pour cinématographiques [...] L’homme moderne seul est un héros de cinéma […] c’est [lui] que notre sensibilité réclame, que notre esthétique exige [15].

 

La représentation de l’homme moderne répondrait donc non seulement à la sensibilité d’une époque mais encore à des exigences esthétiques proprement cinématographiques. C’est pourquoi le cinéma ne doit chanter « que l’homme moderne et la vie moderne ». Charlot est l’exemple parfait de ce type de personnage ; ballotté par les événements, il « n’attend jamais le contrôle d’une impression pour réagir. Il s’ensuit que constamment […] il est le jouet des apparences et que ses erreurs deviennent la source même de son comique ». Ce comique, né de la précipitation, de la vitesse, caractéristiques de l’esthétique cinématographique, est célébré à ce titre par Aragon

Ce nouveau type de personnage de cinéma nécessite aussi un nouveau type de narration, faisant l’économie d’une psychologie de type romanesque. Pour autant, précise Aragon, la psychologie n’est pas absente du film, mais elle prend des formes différentes, purement visuelles puisque « un regard, un mouvement y justifie d’un état d’âme ». Il y a comme un behaviorisme du personnage de cinéma : faute d’accès à son intériorité, le spectateur perçoit ses actions comme autant de réponses à des stimuli extérieurs.

Le cinéma c’est le tout pour l’œil. Ainsi s’explique la formule lapidaire proposée par l’essayiste : « le cinéma, seule école du cinéma, méditez ce programme » [16]. Dans son souci d’opposer le cinéma au théâtre, et d’éviter que le premier ne soit inféodé au second, Aragon cherche quelques éléments propres à l’esthétique cinématographique et il en développe un en particulier sur lequel nous terminerons cette étude : le gros plan, qui lui permet de rejoindre la poésie, par des moyens purement visuels.

Se demandant pourquoi le cinéma est particulièrement apte à débusquer le merveilleux moderne, Aragon fait l’hypothèse que c’est par sa capacité à nous faire voir des objets banals que la fréquentation quotidienne nous a rendus invisibles. Cette faculté de déréaliser un objet à force de le fixer est le propre de l’enfant :

 

Les enfants, poètes sans être artistes, fixent parfois un objet jusqu’à ce que l’attention le grandisse, le grandisse tant qu’il occupe tout leur champ visuel, prend un aspect mystérieux et perd toute corrélation avec une fin quelconque.

 

Cette activité de transformation s’apparente au gros plan cinématographique. Le cinéma suppléerait à la perte de cette faculté chez l’adulte. « Du décor » loue les vertus de ce procédé qui fait occuper à l’objet « tout le champ visuel ». A la faveur d’un cadrage très serré qui soustrait l’objet à son environnement, réduit à un hypothétique hors-champ, le gros plan défigure l’objet, l’hallucine, lui confère une force émotionnelle inédite, suscitant la répulsion ou le plaisir d’une pulsion scopique assouvie. Cette « concentration émotive » inouïe permet de « magnif[ier] » le quotidien que, sans les artifices du cinéma, « notre faible esprit ne pouvait susciter à la vie supérieure de la poésie ».

 

Doter d’une valeur poétique ce qui n’en possédait pas encore, restreindre à volonté le champ objectif pour intensifier l’expression » : deux propriétés qui font du DECOR le cadre adéquat de la beauté moderne.

 

Autrement dit, Aragon articule le renouvellement des sujets et la spécificité d’une forme. Là encore, le cinéma est perçu dans la continuité des recherches plastiques puisque la célébration des « objets vraiment usuels », évoquée dans « Du décor », est rapprochée de la pratique du collage de Picasso ou de Braque. Aragon mentionne bien aussi quelques poètes parmi ces « courageux précurseurs » mais « seul le cinéma qui parle directement au peuple pouvait imposer ces sources nouvelles de splendeur humaine ». Notons que cette faculté hallucinatoire du gros plan cinématographique sera célébrée plus tard par un peintre et théoricien fameux, Fernand Léger, dans ses réflexions sur le cinéma, preuve s’il en était besoin de la pertinence d’Aragon.

 

Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé [17].

 

Le cinéma, par sa capacité à faire voir le monde différemment dans sa lanterne magique, est un élément important du mode surréaliste d’être-au-monde. Il présente en cela d’importantes analogies avec la poésie à laquelle de nombreux poètes assignent la mission de donner à voir, de faire ressentir l’étrangeté des choses à la faveur de rapprochements troublants et de rencontres verbales improbables.

Mieux, ayant comme ressource exclusive l’image, le cinéma atteint directement le spectateur en court-circuitant le logos et ses pesanteurs réflexives. Cette grande force de persuasion de l’image, cette puissance émotive seraient-elles inégalables par l’écriture, comme semble le déplorer Aragon quand il plaint, non sans ironie, ce « pauvre poète qui cherche à lutter avec [s]es malheureuses images verbales » [18]. Le cinéma serait-il le désespoir du poète comme la photographie était « le désespoir du peintre » [19] ? Quoiqu’admirateur fervent et consommateur de cinéma, Aragon ne va pas jusque là. Sa sensibilité aux arts visuels s’exprime par des moyens langagiers qui ne semblent jamais lui faire défaut.

Source nouvelle d’inspiration pour la poésie mais aussi medium reconnu et salué dans sa spécificité, art populaire mais appelé à devenir un art à part entière, le cinéma est tout cela pour Aragon car il est avant tout l’expression artistique la plus propre à son époque. Au rebours de Soupault, qui se désintéresse de la technique pour explorer poétiquement son expérience de spectateur, c’est en cherchant à définir la cinégénie qu’Aragon va rejoindre la poésie. La puissance de révélation et de dé-réalisation qu’offre le gros plan permet en effet au cinéaste de nous donner une vision neuve du monde, comparable à celle que le poète peut offrir des objets, même triviaux, auxquels il choisit de s’intéresser.

 

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[10] Enquête réalisée en 1923, reprise dans René Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1970, p. 39.
[11] « Du sujet », op. cit.
[12] Le Paysan de Paris [1926], Paris, Gallimard, « Folio », 2007, p. 146.
[13] « Du décor », Le Film, septembre 1918, repris dans A. et O. Virmaux Les Surréalistes et le cinéma, Paris, Seghers, 1976, p. 110.
[14] Anicet ou le Panorama, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 137.
[15] « Du sujet », Le Film, 22 janvier 1919, n° 149, Chroniques I : 1918-1932, édition établie par Bernard Leuilliot, Paris, Stock, 1998, pp. 40-41. Ibid. pour les citations suivantes, sauf mention contraire.
[16] « Du décor », op. cit. pp. 109-110 pour cette citation et les suivantes, sauf mention contraire.
[17] Préface du Paysan de Paris, op. cit., p. 16.
[18] Anicet, op. cit., p.  200.
[19] « Collages dans le roman et dans le film », dans Les Collages, Paris, Hermann, « Savoir », 2003, p. 119.